En provenance d’Asie du Sud-Est et à l’issue d’une migration de plusieurs milliers d’années, les Polynésiens parvinrent à peupler les îles formant l’actuelle Polynésie française. De là, ils poursuivirent leur exploration, conquérant de nouvelles terres dont l’île de Pâques, la Nouvelle-Zélande et Hawai’i. Une odyssée que nous vous racontons dans une série d’articles. Dans ce numéro, nous partons à Hawai’i sur les traces de la déesse tahitienne Pele…
Mai Kahiki ka wahine o Pele, Mai ka ’āina i Polapola, Mai ka pūnohu ’ula a Kāne, Mai ke ao lalapa i ka lani, Mai ka ’ōpua lapa i Kahiki
La femme nommée Pele est venue de Tahiti, De la terre nommée Pora-pora, De l’arc-en-ciel rouge de Tāne, Des nuages qui embrasent le ciel, Du nuage rougeoyant de Tahiti
C’est ainsi que le mele o Pele, l’un des plus anciens chants traditionnels hawaiiens, relate l’arrivée des Polynésiens dans les îles Hawai’i. D’après ce chant, Pele (prononcer Pélé) la déesse des volcans et les siens seraient arrivés de Tahiti à bord de grandes pirogues doubles. La tradition orale tahitienne rappelle d’ailleurs que cette déesse du feu, que l’on nomme Pere à Tahiti, est née, justement, sur l’île de Tahiti, dans la vallée de la Papeno’o de Haumea, la déesse de la fertilité, et de son époux, Kāne. Elle avait 7 frères et 6 sœurs dont les plus connues sont Hi’iaka, la déesse de la danse hawaiienne appelée hula et Nā-Maka-O-Kaha’i, déesse des eaux avec laquelle elle était constamment en conflit.
À la suite d’une dispute familiale Pelehonuamea quitte Tahiti depuis la plage de Tautira, district situé sur la Presqu’île. Ces évènements sont inscrits dans la toponymie de l’île de Tahiti, de Papeno’o sur la côte nord où l’on trouve un lieu appelé Te ’Ōpūrei a Pere – météorite de Pele – jusqu’au Fenua ’aihere à l’extrémité sud. D’ailleurs, la place de Tautira porte encore le nom de Ti’ara’a o Pere, lieu où se tient Pele… Fuyant la colère de Nā-Maka-O-Kaha’i, Pele et les siens parcourent les îles les unes après les autres en quête de terres nouvelles où s’installer. La flotte de Pele, emmenée par Ka-moho-ali’i, l’un des nombreux frères de la déesse des volcans, aurait ainsi touché plusieurs îles du Sud parmi lesquelles Tūpai dans les îles-Sous-le-Vent, Fakarava aux Tuamotu, ou encore Nuku Hiva dans les îles Marquises, avant de parvenir dans l’archipel hawaiien. Parmi eux se trouvaient de nombreuses divinités dont Kū, le dieu de la guerre, et Lono, celui de l’agriculture et de la fertilité. Guidé par Ka-moho-ali’i, le frère au corps de requin, le clan traversa le Pacifique jusqu’aux îles Hawai’i, survivant tant bien que mal aux attaques incessantes de leur sœur déesse de l’océan.
Arrivée dans l’archipel hawaiien, Pele s’arrête tout d’abord à Ni’ihau puis à Kaua’i, Oahu, Moloka’i, Maui et enfin Hawai’i. Être de feu et d’activité volcanique, dans chacune des îles Pele est sans cesse tourmentée par sa sœur qui déchaîne les vagues de l’océan sur sa maison pour en étouffer les flammes, l’obligeant ainsi à se déplacer vers l’est, jusqu’à ce qu’elle puisse enfin s’établir de façon permanente dans le volcan de Kilauea sur l’île de Hawai’i. Son parcours, qui suit un axe ouest-est, s’effectue en accord avec la chronologie de la formation de l’archipel et s’accompagne d’exploits tels la formation de montagnes, de cratères : Haleakala dans l’île de Maui, Kohe-lepe-lepe (cratère Koko) et Leahi (Diamond Head) à Oahu, ou encore Kilauea sur la grande île de Hawai’i.
Des preuves archéologiques et génétiques
Grâce à l’archéologie et à la génétique, les scientifiques ont prouvé le peuplement des îles hawaiiennes en plusieurs vagues migratoires espacées dans le temps et venues d’îles différentes. D’après les estimations les plus récentes, l’archipel hawaiien aurait été peuplé par des Polynésiens venus des îles Marquises puis des îles de la Société entre l’an 800 et l’an 1200, durant la période que les archéologues nomment « période de fondation ». Ces Lapita, devenus Polynésiens, seraient arrivés à bord de grandes pirogues doubles sur lesquelles étaient embarqués femmes, enfants, porcs, volaille, et plantes diverses.
Parmi celles-ci, des plantes utiles, comestibles, tinctoriales (c’est à dire servant à teindre) ou médicinales encore très utilisées dans ces îles. Citons tout d’abord le kalo/taro (Colocasia esculenta), tubercule de base cultivé dans l’eau des lo’i notamment à Kaua’i et Maui, et dont toutes les parties sont consommées : racines, mais aussi tiges et feuilles dont on fait le plat nommé laulau. Le wauke/’aute (Broussonetia papyrifera) est le mûrier à papier dont l’écorce battue servait à la confection du tapa, étoffe si prisée dans l’ancien temps. Parmi les plantes introduites par les anciens Polynésiens il y avait également le ’awa/kava (Piper methysticum) dont les racines écrasées additionnées d’eau servaient de boisson cérémonielle, la patate douce nommée ’uala (Ipomoea batatas) et les calebasses dites ipu (Lageneria siceraria). Ces deux dernières, contrairement aux autres plantes introduites par les Polynésiens ne sont pas originaires d’Asie mais plutôt du continent américain, preuve, si l’en était besoin, que les Polynésiens étaient de grands navigateurs !
Le plus ancien site de peuplement jamais étudié dans l’archipel se trouve à la pointe sud de l’île de Hawai’i, également le point le plus au sud des États-Unis, au lieu dit Kā Lae. Sur ce site on trouve encore de nombreux rochers taillés pour servir d’ancrage aux pirogues. La tradition orale rapporte aussi que de nombreuses embarcations ont été englouties à cet endroit où la mer est particulièrement agitée. Les archéologues ont par ailleurs établi que les types d’hameçons retrouvés sur les sites sont proches de ceux trouvés aux Marquises, dans les îles de la Société et à Wairau en Nouvelle-Zélande.
Au delà des mythes et récits
Au delà du récit fabuleux, ce mythe renvoie sans aucun doute à l’arrivée d’un clan venu du sud du Pacifique en quête de grandes îles volcaniques, le clan de Pele, dont les descendants comptent aujourd’hui parmi les plus ardents défenseurs de la culture hawaiienne. Ils se font un devoir de collecter les traditions orales en lien avec ce clan, d’en retracer l’histoire et de perpétuer les traditions anciennes. Des spécialistes du ciel hawaiien voient d’ailleurs dans le chant de Pele des indications astronomiques permettant de retrouver l’itinéraire suivi par les navigateurs des temps anciens. Ainsi, Kahiki/Tahiti que l’on peut traduire par le bord ou l’extérieur, pourrait renvoyer non pas à l’île de Tahiti mais à un espace dans le ciel à l’extérieur d’une zone. Par ailleurs, Polapola – Bora Bora – renvoie au pont existant entre les deux coques des pirogues doubles, et dans le ciel à son équivalent, à savoir un « pont » entre deux étoiles ou deux constellations. En outre, à l’intérieur d’un volcan, les plaques rocheuses flottant à la surface de la lave sont appelées des vaka – va’a en tahitien –, des pirogues…
Le mythe de Pele n’est pas le seul à renvoyer aux premiers peuplements. En effet, celui des Menehune évoque l’existence d’un peuple originel d’hommes de petite taille, à la peau sombre et aux nombreuses aptitudes manuelles, notamment sur l’île de Kaua’i. On y attribue aux Menehune la construction de nombreux ouvrages, comme par exemple le parc à poissons de Alekoko ou l’aqueduc des Menehune à Waimea sur la côte ouest de l’île. L’arrivée de nouveaux immigrants polynésiens les aurait contraints à se réfugier dans les vallées. L’on trouve ailleurs en Polynésie des histoires similaires de Menehune qui auraient été les premiers à peupler les îles (Samoa, Tahiti, etc.) Notons que menehune est l’équivalent de manahune, mot tahitien désignant la classe inférieure de l’ancienne société.
Dans la société traditionnelle polynésienne, les manahune avaient le statut social le plus bas et les tâches les plus ardues leur étaient dévolues ; pour ces raisons, le terme était quelque peu péjoratif. Lorsque les Européens emmenés par James Cook ont redécouvert les îles à la fin du XVIIIe siècle, leurs informateurs autochtones leur ont parlé des manahune, ces petites gens. Qui sait si ces mêmes Européens n’ont pas pris ce mot au premier degré ? De « petites gens » à « gens petits », il n’y a qu’un pas que certains ont dû franchir allègrement. C’est en tout cas l’avis de nombre de spécialistes des traditions hawaiiennes qui considèrent ce mythe comme très récent et seulement consécutif aux erreurs d’interprétation inévitables lorsque des cultures différentes entrent en contact. Parmi ces erreurs d’interprétation, rappelons-nous de celle qui conduisit à la mort de James Cook dans la baie de Kealakekua sur l’île de Hawai’i le 14 février 1779…
Le sentiment d’appartenir à un monde plus vaste
Les liens entre Tahiti, Ra’iātea et l’archipel hawaiien sont sans cesse évoqués dans la tradition orale, notamment dans les légendes des ari’i – chefs – Hawai’iloa et Mo’ikeha. C’est néanmoins l’origine marquisienne des Hawaiiens qui est la plus flagrante, surtout dans la langue vernaculaire qui, comme la langue marquisienne, fait usage du k là où les insulaires des îles de la Société – à l’exception de Maupiti – utilisent le t ou la glottale. Ainsi, un poisson se dit i’a aux îles de la Société, et ika aux Marquises et à Hawai’i. Les origines tahitiennes ou des îles de la Société, plus récentes, sont avérées par les généalogies et aussi par les marae – lieux de culte – ou heiau en langue hawaiienne. En effet, en cas d’expansion, un marae d’importance pouvait être transposé dans la terre d’accueil, ou terre conquise, par le biais de pierres de fondation originaires de ce marae. C’est le cas du marae Taputapuātea situé à Ōpoā sur l’île de Ra’iātea et dédié à ’Oro, dieu de la fertilité et de la guerre. On retrouve ainsi le nom Kapukapuākea dans les îles du Triangle Polynésien, par exemple en Nouvelle-Zélande et à Rarotonga aux îles Cook.
L’archipel hawaiien ne fait pas exception ; on y retrouve le toponyme Kapukapuākea en divers endroits, sur les îles de Oahu, Kaua’i et Moloka’i. Là-bas, ce nom s’applique parfois à un heiau, un endroit sacré, dont le plus souvent il ne reste, hélas, que peu de vestiges. Demeure cependant et surtout le sentiment d’appartenir à un monde plus vaste dont le centre serait dans les îles du Sud, probablement à Hawa’iki, Ra’iātea… On le constate à la vue de ces interprétations, histoires et Histoire se mêlent sans cesse, rendant difficile parfois l’accès à la vérité nue, chronologique, scientifique, mais qu’importe, car c’est toujours au final, et pour le plus grand plaisir des lecteurs, la garantie de pouvoir imaginer, rêver, s’évader…
Texte: Josiane Teamotuaitau / Photos: Danee Hazama