« Arrêter de graffer, c’est arrêter de respirer ». Romain Picardi, plus connu sous son nom d’artiste « Abuz », est né avec un crayon dans une main et a grandi avec une bombe aérosol dans l’autre. Depuis quinze ans maintenant, le graffiti régit sa vie. En remportant le prix Fenua Student-ATN lors du premier Festival international de Graffiti Ono’u 2014 organisé à Tahiti -un événement qui a réuni une quarantaine d’artistes du monde entier pour redécorer la ville de Papeete et participer à un concours-, Abuz est devenu un graffeur incontournable de la scène artistique polynésienne.
« Avec ce prix, j’ai eu de belles retombées tant au niveau professionnel que personnel. On me sollicite, on me reconnaît et on me recherche, c’est nouveau pour moi ! », confie avec humilité le jeune trentenaire, assis à la table d’un restaurant du quartier de Fare Ute, près du port de Papeete. Ce quartier, l’artiste le connaît bien, ses créations sont visibles dans presque tous les coins de rue. Impossible de ne pas reconnaître sa signature : ses tons parfois tristes ou colorés, ses thèmes abstraits mais toujours sensibles, ses lignes douces et souvent piquées au vif.
« Je fais beaucoup de décoration, je peins des stores ou des murs de magasins, d’hôtels ou de particuliers ». Abuz n’a aucun scrupule à le dire : la décoration, c’est son gagne pain. Il n’est pas seulement un graffeur de rue. Le jeune homme vit de sa passion grâce à ce type de commande. Un côté business qui n’est pas toujours apprécié dans le milieu du graffiti où les approches peuvent être partagées. Certains prônent le graffiti « vandale », fait à l’arraché, de manière illicite et gratuite, d’autres décident de ne pas se poser de limites et tentent de gagner leur vie avec. « Le graff est né dans la rue mais il évolue. Aujourd’hui, l’argent fait partie du jeu, les Américains l’ont bien compris et n’en rougissent pas. Je respecte ceux qui font du vandale mais, moi, j’ai décidé de faire plus et de gagner ma vie en pratiquant ma passion », souligne l’artiste qui se distingue des autres graffeurs du Fenua notamment pour ses thèmes et son style bien particulier. « J’aborde souvent le sujet du subconsicent ou de l’abstrait, je suis aussi plus dans le graphisme, dans les personnages ou le décor. Je n’aime pas vraiment le lettrage, plus proche du graffiti classique. Au fil des ans, je cherche à avoir mon identité et à la faire évoluer», confie Abuz qui admet volontier réutiliser de temps à autres des motifs polynésiens dans ses oeuvres. « Il m’arrive de reprendre des formes ou des symboles de la Polynésie que je réinterprète, mais je fais attention à ne pas tomber dans le folklorique. Je veux que le message de mes créations reste universel »
C’est après une licence d’anglais à l’université de Polynésie française, que le jeune homme, initié au graff lors d’un bref séjour en France durant ses années lycée, se lance dans une carrière d’artiste. Soutenu par sa famille, il trouve quelques travaux rémunérés et notamment sa première réalisation : le logo du Morisson’s Café de Papeete, un bar-restaurant bien connu de la capitale polynésienne. « Au début, c’était un peu galère, j’avais peu de commandes, je gagnais en moyenne 90.000 Fcfp par mois et je ne réalisais pas toujours des peintures qui me plaisaient. Mais je n’avais pas le choix, je devais faire avec », confie celui qui se retrouvera quatre ans plus tard à réaliser l’une de ses plus belles créations sur l’un des murs du célèbre hôtel Four Season à Bora Bora. « Je me suis toujours efforçé d’avoir une rigueur dans mon travail, c’est important de faire du bon boulot, c’est ce qui fait la valeur du graffeur. C’est comme cela que j’ai appris et ai évolué ».
Une scène de graffiti tahitienne prometteuse
Persévèrant et déterminé, Abuz n’a jamais baissé les bras malgré les difficultés financières et matérielles. À ses débuts, même si le graffiti existe depuis une vingtaine d’années à Tahiti, il n’est pas très répandu. Ainsi, trouver des bombes pour rédecorer les murs de la ville est un véritable défi, les graffeurs sont obligés d’importer leur matériel d’Europe. Vers la fin des années 2000, le marché se développe sur le territoire avec l’ouverture du magasin Old School, aujourd’hui Mata Store, à Papeete. Les artistes locaux commencent alors à trouver leur matériel sur l’île et, donc, à peindre plus régulièrement.
À l’inverse de leurs camarades des grandes villes d’Europe ou d’ailleurs, habitués à être dévisagés par les passants lorsqu’ils peignent des murs dans la rue, les artistes polynésiens sont, eux, encouragés voire admirés. « Ici, les gens s’arrêtent, te regardent et souvent te félicitent. Pour eux, nous ne sommes pas des voyous qui salissons mais des artistes qui embellissons les murs de l’île. C’est un vrai plaisir ! » explique l’artiste qui se réjouit de voir apparaître chaque jour de nouvelles signatures ou de nouvelles fresques à Tahiti. « Le mouvement est encore récent, il a explosé il y a une dizaine d’années mais il évolue très vite. Aujourd’hui, il y a une vraie scène du graff à Tahiti, tu vois de tout : du vandale, du décor ou de la toile », confie l’artiste avant d’ajouter : « de plus en plus de jeunes de 14 ans commencent à poser leur signature un peu partout, ils osent et c’est une bonne chose » .
C’est une des retombées du Festival Ono’u qui a réuni en mai 2014, à Tahiti, les meilleurs grafffeurs internationaux. « Il n’y avait que des pointures du graff ! Et, pour la première fois, nous avons eu l’opportunité de nous confronter à d’autres artistes. C’était un vrai bol d’air ». Au-delà de cette chance de se frotter aux plus grands, pour Abuz, et c’est là peut-être le plus important, le festival a permis de réunir les graffeurs locaux. « Avant, on était un peu chacun dans notre coin, le festival nous a rassemblés, avec certains, on s’est même découverts. Certains étrangers ont été surpris par notre niveau, on était quand même cinq Tahitiens sélectionnés contre le reste du monde, c’est énorme ! ». L’exploit est d’autant plus admirable que deux graffeurs locaux dont Abuz, se sont retrouvés parmi les dix finalistes. Finalement le grand prix sera remporté par Mast, un graffeur new-yorkais, mais Abuz repartira avec le prix du Fenua Student et un billet d’avion Air Tahiti Nui pour Los Angeles. Une récompense et une opportunité qui ont pourtant bien failli lui passer sous le nez.
Un artiste sensible et courageux
Quelques mois avant le début des inscriptions, Abuz traverse une période difficile. En pleine rupture affective, l’artiste alors tout jeune papa d’un garçon aujourd’hui âgé de trois ans et demi, se pose des questions, il est perdu et décide de s’éloigner du graffiti. Abuz redevient Romain Picardi et part à la recherche d’un travail « comme les autres ». Il trouve un poste de magasinier dans un garage, l’expérience dure trois mois avant de réaliser qu’il se trompe de voie. « J’avais besoin de me tester, je l’ai fait et j’ai compris que le graffiti c’était toute ma vie ; j’ai alors lâché mon poste et repris mes bombes ». La suite lui donnera raison. Fin 2013, la rumeur d’un festival de graffiti à Tahiti et d’un concours se confirme, Abuz s’inscrit aussitôt, il est sélectionné et se retrouve propulsé en finale. « Je crois que c’était l’opportunité de ma vie, je l’ai saisie et j’ai foncé », confie l’artiste qui s’est inscrit pour la deuxième édition du Festival Ono’u qui se déroulera à Tahiti du 5 au 9 mai 2015.
Du jour au lendemain, l’artiste polynésien s’est ainsi retrouvé à peindre un mur dans un célèbre quartier de Melrose à Los Angeles au côté du gagnant de l’édition 2014 et quelques autres artistes internationaux. « L’expérience était mortelle. Les mecs sont super bons mais ils restent humbles et cool. En se confrontant à eux, j’ai réalisé que j’étais graffeur, je savais faire des choses mais j’en avais aussi beaucoup à apprendre ». Au-delà de cette leçon d’humilité, Abuz a également compris que pour exister comme artiste, il devait montrer ses œuvres, sortir du Fenua et s’ouvrir au monde. « Les pointures du graff mélangent les styles, ils sortent du graffiti classique pour se créer une identité propre. Je veux être libre comme eux et ne pas me limiter ». Cette ligne de conduite, Abuz tente de la tenir dans ses décorations mais aussi dans ses projets plus artistiques et humains. « Récemment on m’a proposé de travailler avec un hôpital psychiatrique et une prison. Ces projets ne te rapportent pas d’argent mais ils t’enrichissement humainement ». Un côté humaniste qui fait aussi la signature de cet artiste talentueux et prometteur.
Suliane Favennec
Coordonnées de l’artiste: Facebook : Abuze.ink
Evénement : Le Festival international de Graffiti, Ono’u 2015, se déroulera du 5 au 9 mai 2015, à Tahiti.