Présentes dans le monde entier, des œuvres d’art polynésiennes permettent de faire découvrir notre culture au-delà de nos îles. Nous vous proposons de découvrir l’un de ces ambassadeurs issu des collections du Musée d’histoire Naturelle de Lille en France : un chasse-mouche réservé aux dignitaires de la société traditionnelle. Une œuvre montrant toute la maitrise atteinte par les artistes polynésiens dans la réalisation de ce type d’objets.
Les Îles Australes ont été peuplées autour des années 800-900 ap. J.C. et ont très probablement entretenu des relations avec les Îles de la Société situées un peu plus au Nord. Les maîtres sculpteurs qui y vivaient, au XVIIIe siècle, ont produit d’importants objets rituels pour les chefs des Îles de la Société. Il n’existe malheureusement aucun compte-rendu écrit de cette époque. Si l’on ajoute à cela le fait que ces objets ainsi que les artistes qui les ont fabriqués se sont beaucoup déplacés, il est très difficile de leur attribuer une localisation ou une origine précises.
On a longtemps pensé que les chasse-mouches dotés d’une poignée comme celui-ci provenaient de Tahiti ou des Iles de la Société. En fait, étant donné que certains chasse-mouches semblent avoir été collectés sur les Îles de la Société, on peut penser que les objets d’une telle qualité étaient importés des Australes voisines par des chefs importants. En 1979, le Dr. Roger G. Rose, du Bishop Museum de Hawaii, a publié une étude prouvant que ce type venait quasi certainement des Iles Australes, et plus précisément des îles de Rurutu ou de Tubuai.
Pomare II (1782 – 1821) a fait remarquer que ces chasse-mouches étaient des objets fonctionnels. Ils étaient utilisés pour empêcher les insectes de se poser sur les tapu (corps sacrés) de la famille royale. Le précieux matériau dans lequel ils étaient fabriqués plaçait symboliquement leurs propriétaires dans l’élite. Les chasse-mouches faisaient partie d’une série d’objets incluant également les tabourets et les ceintures de plumes (maro ura, rouge, et maro tea, jaune) qui étaient présentés aux chefs comme signes de leur rang lors de leur investiture.
Ce chasse-mouches royal est divisé en deux parties. La portion supérieure est composée de deux figures de tiki en Janus assises sur vingt-et-un petits cônes retournés et séparés de la portion inférieure par une série de petites figures. Ces figures sont des représentations simplifiées d’un corps humain. La partie inférieure est quant à elle composée de deux brins de fibre de noix de coco tressés et colorés, auxquels on a attaché des racines de noix de coco.
Le très bon état de ce chasse-mouches a permis aux chercheurs d’examiner le traitement des fibres de coco. Les fibres noircies (probablement au feu ou avec de la boue) étaient rassemblées par séries, puis pliées, avec pour résultat cette ondulation. La partie destinée à chasser les insectes est composée de cinq larges brins assemblés et ligaturés à la poignée.
Les deux figures en Janus, dos à dos, n’étaient pas reliées à des ancêtres du propriétaire de l’objet ; peut-être s’agissait-il de dieux ancestraux. Ne possédant ni seins ni parties génitales, on leur conférait peut-être des pouvoirs qui protégeaient le propriétaire de l’objet, protection qui rappelle celle procurée par les tatouages corporels représentant des yeux et des visages. Les figures étaient peut-être liées à un mythe depuis longtemps oublié à propos de jumeaux ou de frères. Etant donné qu’il n’existe malheureusement aucun document écrit concernant ces objets, il est difficile de dire précisément ce qu’il en est.
Sculpté dans du bois d’arbres sacrés
La poignée a été sculptée dans le bois dur d’un arbre (casuarina equisetifolia) connu en tahitien sous le nom de aito ou toà (en français, bois de fer) et présent dans les forêts polynésiennes. Ces arbres n’étaient pas seulement considérés comme étant liés aux divinités, mais comme sacrés en eux-mêmes.
Les deux têtes en Janus sont de forme triangulaire sur le sommet avec une surface convexe ; les yeux fermés représentés par une simple courbe incisée, un nez basique en relief ; une bouche également incisée avec une courbe.
Certains missionnaires en poste à Tahiti ont décrit des prêtres utilisant des chasse-mouches pour éloigner les mouches de corps tout juste sacrifiés. Les chasse-mouches collectés au début du XIXe siècle à Tahiti sont plutôt semblables à celui-ci. La principale différence se situe au niveau de la poignée : celle des chasse-mouches de fabrication tahitienne était en os d’oiseau frégate (uinae) au lieu du bois utilisé pour ceux des Australes.
En 1789, les mutins du Bounty séjournèrent sur l’île de Tubuai. James Morrison était l’un d’entre eux. Il faisait partie des marins qui étaient restés fidèles au Capitaine William Bligh mais qui, par manque de place, n’avaient pu accompagner celui-ci lorsqu’il fut envoyé à la dérive. Il a écrit dans son journal de bord à propos des « anciens portant des cannes et des chasse-mouches faits du même bois. Au sommet des cannes était habituellement sculptée une double figure représentant un homme doté d’un seul corps et de deux têtes. Les cannes, pointues à leur extrémité, étaient utilisées pour disperser les restes des sacrifices humains sur les marae (temples sacrés) ».
En 1825, un compte-rendu du navire américain Dolphin décrit ce type de chasse-mouches comme une sorte de fouet : « À Tubuai, nous avons considérablement enrichi notre collection de curiosités. Le plus ingénieux est un fouet employé par les natifs pour éloigner les mouches. La poignée représente le visage d’un homme ou d’un animal familier aux indigènes. Le fouet lui-même est composé de brins de noix de coco finement tressés. »
Laurance Alexander Rudzinoff