Anaa relève le challenge de son développement et s’ouvre à l’écotourisme avec un projet-pilote de mise en valeur de son histoire et de son lagon. Une expérience de rencontre « en immersion » au sein de sa population pour découvrir la nature et la culture de cet atoll des Tuamotu.
Coup d’œil
Autrefois fer-de-lance de la société traditionnelle des Tuamotu, Anaa est longtemps resté à l’écart des circuits touristiques. Positionné sur le bord de cet archipel, cet atoll est situé à 340 kilomètres à l’est de Tahiti. Les recherches ethno-historiques et archéologiques menées depuis plus d’un siècle, ainsi que la tradition, nous apprennent que l’île a connu des heures glorieuses dans les temps passés. Au XVIIe et XVIIIe siècle, son influence sur les autres atolls de l’archipel était même prédominante. Suite à des guerres interinsulaires puis à l’expansion européenne dans le Pacifique et à la christianisation de la région, la donne changea. Au XIXe siècle, Anaa était encore l’île la plus peuplée de l’archipel, jusqu’à ce qu’en 1906 une forte houle cyclonique la dévaste. Depuis, elle s’est relevée, avec une population certes moins importante, tout en restant néanmoins en dehors des circuits touristiques de la destination Tahiti et ses îles. Cet atoll recèle pourtant un fort potentiel, à la fois culturel et naturel, et relève désormais le challenge de son développement en s’ouvrant à un tourisme durable. Anaa propose aujourd’hui des micro-niches touristiques et ambitionne d’attirer des visiteurs passionnés de nature et de culture, en immersion au sein d’une population éminemment hospitalière. Associant aire marine éducative et donc préservation des ressources sous l’impulsion d’une poignée d’acteurs particulièrement motivés, Anaa rejoint aussi à titre de projet-pilote le cercle des destinations mondiales, très convoitées par les amateurs, du « Fly Fishing », c’est à dire la pêche à la mouche. Partons à sa découverte.
Une configuration géologique et naturelle originale
De forme allongée – environ 30 km de longueur pour une largeur moyenne de 6 à 7 km et une surface de lagon d’environ 100 km2 – Anaa constitue la deuxième plus grande surface de terres émergées des Tuamotu, après Rangiroa, avec une superficie de 37,7 km2 répartie sur onze motu. Excroissance corallienne du sommet d’un important mont volcanique sous-marin formé il y a 50 à 60 millions d’années, cette île – comme Makatea et Tikehau – est ce que l’on appelle un atoll surélevé : une configuration géologique particulière due à l’affaissement du bouclier montagneux de Tahiti il y a environ 130 000 ans. Ce soulèvement est manifesté par des feo, émergences coralliennes fossiles aux formes déchiquetées et spectaculaires qui surplombent régulièrement l’océan et le lagon, et qui peuvent abriter des grottes, y compris à l’intérieur des terres. Cette configuration géologique a par ailleurs contribué à créer un milieu naturel original, autrefois d’une grande richesse, car moins soumis au sel, au vent, à la sécheresse et à la submersion. Du fait de ce soulèvement, l’île ne compte aucune passe mais son lagon est néanmoins bien alimenté par les hoa, chenaux naturels entre les motu qui permettent la communication avec les eaux du large. L’état de protection naturelle de l’île, difficile donc à envahir, était conjoint à de grandes possibilités de production alimentaire. Les habitants y réalisèrent d’imposantes fosses à culture, les maite, qui leur permettaient de produire tubercules et fruits (’uru, arbre à pain, bananes…) en quantité. Ceci a autorisé le développement culturel d’un groupe social cohérent qui a su aussi imposer sa présence, durant plusieurs siècles, à ses voisins insulaires.
Une histoire millénaire
L’atoll de Anaa, on l’a vu, est dépourvu de véritable passe. Il possède cependant une petite et discrète ouverture près de l’actuel village de Tukuhora qui autorise certaines embarcations à passer du lagon à l’océan. Sans doute est-ce cette entrée qui permit à de hardis navigateurs polynésiens de peupler l’atoll, il y a près de mille ans, et de constituer ainsi une société parfaitement structurée et dynamique au fil des générations. Des traditions locales évoquent la formation de l’île, son peuplement, ainsi que le mode de vie de ses habitants jusqu’au milieu du XIXe siècle. Cette société insulaire généra notamment une caste de guerriers redoutables, les Parata, qui s’imposèrent dans tout l’archipel. Très mobiles, ceux-ci n’hésitaient pas à affronter l’océan, quelles que soient les conditions, le sillonnant à bord de pirogues rapides. Anaa avait alors établi des contacts, réguliers et pas toujours hostiles, avec d’autres populations, et notamment des relations d’échange, non seulement dans l’archipel mais aussi dans toute la sphère culturelle polynésienne. Après une dernière confrontation guerrière interinsulaire dans les années 1815, les habitants de l’île poursuivirent une existence plus paisible.
Une population entre tradition et modernité
Dans les années 1840, impliqués plus ou moins malgré eux dans un contexte géopolitique où s’affrontaient les grandes puissances coloniales de l’époque qu’étaient la France et l’Angleterre, les habitants se sont vus intégrés, sous protectorat, à la nouvelle entité que représenteront plus tard les Établissements français d’Océanie (EFO) alors que l’Église catholique augmentait son champ d’influence aux Tuamotu à partir de 1850. Les missionnaires de la Congrégation de Jésus réorganiseront alors progressivement la vie collective selon de nouveaux critères. Ils installèrent notamment des églises sur les marae des villages existants et introduisirent la culture intensive du cocotier. Anaa était alors l’île la plus peuplée des Tuamotu, avec cinq villages pour une population approchant 2 000 habitants, lorsque le 8 février 1906 un cyclone et une houle particulièrement puissants firent une centaine de victimes et des dégâts matériels majeurs. L’île, qui subit un nouveau cyclone en 1983, est aujourd’hui peuplée de presque 500 habitants qui ont su réorganiser leur existence suite à cette hostilité occasionnelle des éléments naturels. Essentiellement regroupés dans le village principal de Tukuhora, ils ont intégré sobrement les apports contemporains : Internet, téléphone portable et télévision par satellite… Mais ils poursuivent essentiellement des activités liées à la coprahculture et à la pêche, ce qui les mène à occuper temporairement et régulièrement les sites des anciens villages aujourd’hui abandonnés, mais où sont toujours entretenues les églises et où subsistent les vestiges d’anciennes structures traditionnelles (maite, marae…). Certains habitants ont aussi des activités complémentaires agricoles ou artisanales (paréos, sculpture, tressage, monoï…). Une dynamique éco-touristique originale est en émergence et a pour ambition de favoriser chez les visiteurs une expérience authentique de rencontre avec l’île, sa population, son histoire et ses sites naturels et culturels. La perspective de développer des activités touristiques qui soient éco-durables et adaptées au rythme de vie de la population, est le fruit d’une conjonction de circonstances favorables.
Il y a trois ans, la fondation The Island Initiative a lancé un projet pilote sur l’atoll afin d’aider ses habitants à développer de nouvelles activités économiques. Cette fondation, basée en Angleterre mais créée par une Polynésienne, Hinano Bagnis, a pour objectif de promouvoir une plus grande autonomie des îles et atolls isolés en favorisant la gestion et la valorisation durable, par leurs populations, de leurs ressources propres. Un partenariat original a permis que la population d’Anaa accepte, par consensus, la mise en place d’un rahui – une restriction temporaire – sur le berceau de reproduction d’un poisson, le kiokio (ou bone fish, Albula glossodonta), au cœur d’une zone du lagon autrefois « espace royal ». Le consensus fut d’autant plus aisé à obtenir que cette étendue lagonaire est localisée dans l’Aire marine éducative (AME) de Anaa, récemment créée sous l’impulsion du directeur de l’école de Tukuhora, Jean-Pierre Beaury. Les élèves sont impliqués dans une démarche d’action citoyenne de protection et de gestion participative du milieu marin. Cette gestion peut s’appuyer sur l’étude scientifique commanditée par la fondation pour mieux comprendre le cycle de vie et l’utilisation par les populations locales du kiokio dans le lagon de Anaa. Ce poisson est en effet l’espèce la plus consommée sur l’atoll, mais elle est aussi l’un des « trophées » les plus convoités par les amateurs de pêche sportive à la mouche (fly fishing) à travers le monde. The Island Initiative travaille de concert avec Fly Odyssey, une agence de voyage spécialisée dans les plus belles destinations de fly fishing dans le monde. Ensemble, ils ont créé le « Anaa community fund », une dotation alimentée par chaque pêcheur à la mouche visitant l’île, destiné notamment à soutenir des initiatives économiques locales ainsi que le suivi scientifique de l’impact du rahui avec l’école de Anaa.
« Une expérience authentique dans une île d’une extrême beauté »
Cette « niche » touristique qualitative, aujourd’hui en place à Anaa, est à l’avant-garde d’une série d’activités qui s’adressent à une catégorie de touristes à la recherche de destinations « hors des sentiers battus ». Ceux-ci pourront vivre « à la carte » (panel d’activités et budgets) une expérience en immersion, proche d’un voyage dans le temps, dans la culture et le mode de vie de la population au travers d’une multitude d’activités. Parmi elles : pêche traditionnelle pour capturer son déjeuner ; pique-nique paumotu sur les motu ou le récif ; rencontre avec des artisans locaux utilisant un savoir faire ancestral ; visite des anciens villages où l’esprit des tupuna demeure avec les vieilles sépultures et autres sites archéologiques ; ou encore la tentation de s’essayer au patia fa (lancer de javelot) originaire de Anaa, sans compter la découverte des plats traditionnels et créations locales, pour finir la journée dans une ambiance festive paumotu (musique et chants) etc. L’île dispose de deux pensions mais elle offre aussi un réseau d’hébergement chez l’habitant qui propose aux visiteurs un accueil familial. L’occasion pour eux de découvrir une destination qui mérite d’être expérimentée, en immersion et en prenant son temps, afin de partager une expérience véritable, à l’instar de Mathew McHugh, à la tête de Fly Odyssey qui témoigne : « j’ai connu une expérience authentique dans une île d’une extrême beauté, et çà, je ne l’avais jamais vécu ! » En résumé, si l’on arrive à Anaa comme un touriste on en repart en ami…
Claude Jacques-Bourgeat
Une histoire riche, documentée et étudiée
Pour de plus amples informations sur l’ethno-histoire de Anaa, on renverra à l’étude de Frédéric Torrente : Buveurs de mers, mangeurs de terres, histoire des guerriers d’Anaa aux îles Tuamotu, éditions Te Pito o te Fenua. Cette thèse de doctorat (2010) se réfère en grande partie à un corpus traditionnel original (une transcription de plusieurs milliers de pages en langue vernaculaire) émanant d’un habitant de Anaa, Paea-e-Avehe, né en 1889, qui l’avait lui-même reçu de son oncle. Ces informations ont été confortées par des études archéologiques et botaniques. Leur dépouillement, leur saisie et leur traduction ont été effectués en compagnie d’informatrices locales, référentes de l’aire linguistique parata (l’un des dialectes de l’archipel) au sein de l’Académie pau’motu créée il y a une dizaine d’années.
Ce travail a été réalisé avec le partenariat d’érudits de l’association culturelle de Anaa, l’association Pu tahi haga no Ganaa. En comparaison avec la majorité des atolls des Tuamotu, l’île de Anaa possédait « des sols plus riches et plus variés, de nombreux points d’eau douce et des ressources végétales plus abondantes. Son récif lui ouvrait aussi des potentialités de pêche et de cueillette de coquillages plus vastes », précise Frédéric Torrente. Ce qui « fournit un ensemble d’éclairage inédit sur la cosmogonie, les fondements mythiques de l’organisation sociale, la religion ancienne, les techniques d’exploitation des ressources, les récits mythiques sur les pérégrinations des grands guerriers, des chants louant les prouesses guerrières ou les chefs principaux de l’île et leurs généalogies rattachées à leurs principes cosmogoniques », rappelle ce chercheur qui voit en Anaa « un champ inépuisable de recherches ».
Ces informations, ainsi que celles qui ont pu être sauvegardées dans des puta tupuna (livres des ancêtres familiaux) continuent à être l’objet de réappropriation, voire de précision, par des personnes-ressources en mesure de transmettre les éléments d’un passé qui aurait pu disparaître des mémoires. à noter qu’en 2016, Putahi haga no Ganaa, avait reçu un financement de l’Union Européenne (programme BEST) pour la réalisation d’études scientifiques pluridisciplinaires concernant la flore et la faune endémiques. Des formations qualifiantes aux métiers du tourisme (ethno-histoire, botanique, archéologie) ont été également organisées au profit de jeunes habitants.
Les cocotiers
Les anciens avaient importé le cocotier de longue date dans les îles polynésienne mais son implantation était généralement limitée à leurs lieux d’habitation. Les cocoteraies intensives, telles qu’on les connaît aux Tuamotu, sont d’introduction récente. Il semble pourtant qu’à Anaa « l’arbre aux cent usages » y ait été abondant, ses habitants se réclamant d’ailleurs à l’origine de sa diffusion dans l’archipel. Cet arbre fut l’un des facteurs qui a contribué à l’expansionnisme de cette île, en particulier grâce à leur puissance de soumission des autres atolls incarnée par un groupe de guerriers, les Parata. Une légende établissant une analogie entre la noix de coco et une tête humaine est associée au fruit du cocotier. Il est dit aussi que les Parata n’hésitaient pas à trancher la tête de prisonniers vaincus et de s’en servir de cibles avec leurs lances. Ce qui serait à l’origine de la création d’un sport qui a aujourd’hui droit de cité dans des jeux traditionnels, le patia fa, qui consiste à planter un javelot dans une noix de coco perchée à plusieurs mètres de hauteur. Plus tard, au XIXe siècle, après son intégration au Protectorat français, l’île a développé de grandes capacités de production d’huile de coco. De nos jours la fabrication de coprah (séchage de la noix de coco) est la principale activité économique de l’île.
« Le Lagon de jade »
Couvrant une surface de presque cent kilomètres carrés, le lagon comprend trois bassins. Celui de l’ouest est séparé par une longue barrière de coraux (kifata) et d’îlots étroits ouverte par deux petites passes. Grâce à l’une de ses caractéristiques – sa faible profondeur – il s’y décline tout un jeu de couleurs allant du turquoise au vert pâle. C’est pourquoi on l’appelle parfois le Lagon de jade. Ces couleurs si particulières peuvent se refléter dans les nuages de basse altitude. Ce phénomène unique signalait autrefois la présence de l’île aux navigateurs polynésiens puis aux capitaines des goélettes. Appelé taeroto, il constitue encore un repère utile annonçant la présence de l’atoll aux marins.