Aux confins de l’archipel des Marquises, cette île rude et abandonnée dissimule dans ses étranges paysages les vestiges du temps ancien lorsqu’elle était une véritable «fabrique» d’outils en pierre dont les réalisations s’exportaient dans toutes les îles polynésiennes. Un secret qui est levé, petit à petit, par de récentes expéditions scientifiques.
Île aujourd’hui inhabitée, située à une centaine de kilomètres de Nuku Hiva, à l’extrême Nord de l’archipel des Marquises, Eiao a la forme d’un croissant de concavité sud-est long d’une douzaine de kilomètres et large de quatre. Avec ses 50 km2 de superficie, Eiao est, probablement, l’une des dernières plus grandes îles désertes existant de par le monde. Désertée serait un terme plus précis car, bien qu’ayant une topographie difficile, elle fut peuplée à l’époque pré – européenne c’est à dire avant l’arrivée dans les îles polynésiennes des premiers Européens. Une ancienne tradition orale raconte qu’elle abriterait un fabuleux trésor péruvien rapporté par des Espagnols: pierres précieuses, or, bijoux…D’autres éléments rapportent que, lors de la Seconde Guerre Mondiale, un sous-marin allemand y aurait mouillé secrètement pour y cacher un important trésor nazi…
Tourmentée et inhospitalière
Une véritable richesse qui tire son origine dans l’histoire géologique des plus tumultueuse de cette île. Le volcan initial, vieux de plus de 5 millions d’années,qui lui a donné naissance en surgissant du fonds de l’océan s’est, ensuite, effondré créant une vaste caldeira de plus de 20 Km. L’océan et les éléments naturels ont réalisé un formidable travail d’érosion, modelant l’île pour lui donner son actuelle physionomie. Les falaises de la façade sud-est en quart d’arc de cercle sont les derniers témoins de cette ancienne et formidable caldeira. De ce côté de Eiao, la grande houle venue du sud s’écrase sur de gros galets et rochers noirs. La houle et les galets franchis, on se heurte à des éboulis rapidement abruptes à 45° avant d’atteindre le puissant rempart que constitue le « mur » vertical de la caldeira. Il y a bien quelques « passages » pour atteindre une ligne de crête dont l’altitude avoisine toujours les 500m, et qui culmine à 577 mètres au Mouatiketike, mais ces accès sont pentus et dangereux. Autant dire que par sa façade sud-est, l’île est peu accessible…
Nul ne sait vraiment s’il s’agit de légendes ou si ces trésors sont bien réels, mais les quelques chasseurs de trésor qui ont clandestinement fouillé ses pentes dont l’accès est aujourd’hui réglementé, n’ont apparemment rien découvert…A moins qu’ils aient gardé secret ce qu’ils auraient pu trouver…Ou que ce trésor, d’une tout autre nature, ait échappé à leurs investigations ! Car, ce qui est certain, c’est que Eiao possède un trésor patrimonial d’importance régionale dont les témoins visibles sont ces milliers d’éclats basaltiques qui parsèment certains secteurs de l’île. Ce sont les vestiges de l’époque où cette île du bout du monde était un atelier de fabrication d’outils de par la présence d’une roche unique, un basalte à grain fin. De ce matériau précieux, les anciens Marquisiens tirèrent des herminettes et autres outils de qualité qu’ils fabriquaient en masse.
La côte nord-ouest n’est guère plus accueillante : l’océan a entamé les coulées volcaniques, créant de vertigineuses falaises noirâtres de 2 à 300m de haut, «sectionnant» des vallées qui débouchent sur le vide, d’où s’écrasent dans la mer des torrents rougeâtres dès qu’il pleut sur « le plateau ». Seules, quelques rares baies, plus ou moins abritées de la houle permettent d’accéder à l’intérieur de l’île. Parmi elles, la baie de Vaituha offre un refuge relativement sûr – encore que si le vent tourne, des déferlantes puissent interdire tout accostage – mais il va falloir grimper 350 mètres plutôt raides pour enfin pénétrer sur l’île et arriver sur les planèzes, ces plateaux d’origine volcanique et de forme triangulaire délimitées, situées entre 350 et 500m d’altitude.
Paysages martiens
Si les côtes sont peu propices à un débarquement, l’intérieur de l’île n’est guère plus hospitalier, d’autant qu’il n’existe qu’une seule et unique source d’eau douce sur les hauteurs de la baie de Vaituha. Ces divers « handicaps » ont fait que les tentatives de mise en valeur au XIXème siècle ont toutes échoué. De ces essais infructueux pour des causes diverses, il reste aussi les moutons – des centaines ! – totalement ensauvagés, qui, en l’absence de prédateurs, se sont largement reproduits et adaptés à leur nouvel habitat. Sautant de rocher en rocher, y compris dans des zones abruptes, ces gentils quadrupèdes font la joie des chasseurs Marquisiens qui montent des expéditions de chasse et salage sur place depuis l’île de Nuku Hiva. Mais, malheureusement, ils dévorent aussi toute la végétation ! Peut-être n’ont-ils fait que renforcer une désertification qui avait commencé bien avant leur introduction. Toujours est-il que Eiao est totalement dénudée sur 50 à 60% de sa superficie. A ces dégâts d’origine animale – mais dont l’homme est grandement responsable -, s’ajoutent les pluies et les vents violents qui balaient l’île quasiment sans discontinuer, entraînant une érosion que rien ne semble pouvoir arrêter.
Les sols ont été emportés, mettant à nu des argiles de décomposition rouges et bariolées, créant des paysages martiens sur le Plateau de Tohuanui et de véritables petits Colorado à sec car il n’y a aucun cours d’eau pérenne sur l’île ! Cette destruction inexorable de l’île offre, en contrepartie, de fabuleux paysages, de véritables palettes de couleurs, qui font la joie des rares photographes qui ont pu parcourir l’île. Rares parce que Eiao est difficile d’accès et que par ailleurs, bénéficiant d’un statut d’Aire Protégée son accès est soumis à autorisation. A deux reprises dans un passé récent, l’île a fait parler d’elle. Ce fut d’abord, dans les années soixante avec l’expérience de « Robinson» vécue par le célèbre journaliste français Georges De Caunes. Relayée en direct sur une radio de France métropolitaine, elle fut stoppée au bout d’une centaine de jours pour raison de santé… En 1972, une campagne de forage fut réalisée par le BRGM, le Bureau de Recherches Géologiques et Minières, un organisme français. De très importants moyens furent alors mis en œuvre. L’objectif envisagé – secret alors – était de faire de Eiao un centre d’expérimentation nucléaire via des explosions souterraines. Par chance, les trois sondages profonds montrèrent que la géologie de l’île s’avérait trop fragile et le projet fut enterré. L’île retomba dans le silence et retrouva sa quiétude.
Atelier géant
Mais c’est cette même géologie qui a valu à Eiao d’être le lieu que les anciens Marquisiens avaient choisi pour fabriquer les outils de pierre dont ils avaient besoin quotidiennement. On trouve en effet sur l’île un basalte à grain fin – comprenez « à très petits cristaux », – qui répond très bien et sans surprise à la taille par percussion ou par pression, permettant le débitage et le façonnage relativement aisés d’outils lithiques. Il n’y a que deux îles dans cette région orientale du Pacifique qui offrent cette richesse géologique : Eiao et la fameuse Pitcairn, davantage connue pour avoir abrité les célèbres mutinés de la Bounty. Ainsi, ce n’est pas par hasard que Eiao est devenue alors un gigantesque atelier de façonnage d’herminettes. La production fut quasiment « industrielle », et cet outillage de qualité était apprécié et « exporté » vers d’autres îles marquisiennes, mais aussi vers d’autres archipels plus éloignés. Chaque volcan émettant des laves portant sa « signature géochimique », on a aujourd’hui mis en évidence, grâce à des analyses, que dans certains sites marquisiens, la proportion d’outillage provenance de Eiao atteignait près de 50% (site de Hanamiai sur Tahuata à 130km au sud de Eiao).
Plus remarquable, on a retrouvé une herminette provenant de Eiao sur Mo’orea (à plus de 1 400 km de son origine), trois ou quatre autres à Mangareva distante de 1 800 km, et même une dans l’île Tabuaeran dans l’actuel archipel de Kiribati à plus de 2500km de Eiao ! Distances nécessairement franchies à l’époque à l’aide de pirogues ! Le précieux basalte à grain fin permet donc, de mettre en évidence des relations inter-archipels insoupçonnées jusqu’alors. C’est dire toute l’importance régionale du riche patrimoine archéologique de Eiao. Voilà probablement le véritable et plus important trésor de Eiao! Sur l’île, les vestiges de cette importante production pré-historique ne manquent pas : vastes ateliers et zones parsemées d’éclats de basalte, vestiges construits divers,.. disséminés surtout dans le centre et le nord de Eiao. On a même récemment découvert dans une grande vallée du centre de l’île qui concentre la plus forte densité de sites, une épaisseur de 2,20 mètres d’éclats qui traduit un travail de la pierre durant des siècles. Un trésor patrimonial inexorablement menacés par l’érosion naturelles et les dégradations animales, qu’il devenait urgent d’inventorier, de faire le relevé et d’étudier. Un argument supplémentaire pour les Marquisiens qui souhaitent que leur archipel soit inscrit sur la liste UNESCO du Patrimoine Mondial de l’Humanité.
Expéditions
C’est pour cette raison que la mission archéologique « EIAO 2010 » placée sous l’égide du Centre International pour la Recherche Archéologique en Polynésie (CIRAP) et l’Université de la Polynésie Française a été organisée. Une mission « lourde », avec des moyens financiers, humains et matériels importants, et longue puisqu’avec son séjour de 50 jours sur le plateau sommital elle est la plus longue jamais organisée sur l’île. Mais une mission aux conditions difficiles puisque la zone étudiée est soumise à des vents violents qui soulèvent une poussière rouge, aussi fine que du talc, qui pénètre partout, et que la zone des recherches est totalement dépourvue d’eau. Il a donc fallu acheminer, au sommet, plusieurs tonnes de matériel, de vivres et plus de deux tonnes d’eau réservée exclusivement à la boisson et à la cuisine pour une dizaine de personnes et les sept semaines de leur séjour. Les Forces Armées en Polynésie Française ont apporté un précieux concours logistique en profitant de missions programmées de la frégate Prairial et de son hélicoptère Alouette III embarqué, et du patrouilleur La Railleuse.
Eiao dépendant administrativement de la commune de Nuku Hiva, la municipalité, l’association Te Hina O Motu Haka et l’Administratrice d’Etat des Marquises avaient mis un total de 8 Marquisiens à la disposition de la mission. Les efforts conjugués de ces différents partenaires et une équipe marquisienne motivée et dévouée ont permis à la mission d’être couronnée de succès. C’est ainsi que, grâce à de nombreuses prospections, plusieurs nouveaux sites construits ont été découverts. Tous recouverts d’une forte épaisseur d’éclats sur quasiment toute leur superficie, ils traduisent la présence d’un groupe humain à demeure et une activité importante de débitage du basalte et de façonnage d’outillage durant plusieurs siècles. Les premiers sondages ont permis de collecter des coquilles de Mollusques, des ossements de Poisson qui doivent maintenant être déterminés et analysés. Le CRIOBE (Centre de Recherches Insulaires et Observatoire de l’Environnement de Polynésie Française implanté à Moorea) s’est proposé de déterminer les espèces en utilisant l’ADN ancien contenu dans les vertèbres de Poisson : une première.
Les charbons de bois collectés avec soin lors de ces sondages devraient fournir un inventaire des bois utilisés, permettant de restituer le couvert végétal initial, et surtout d’obtenir les précieuses datations. Ces différentes analyses se feront dans le cadre d’une collaboration avec des laboratoires Néo-Zélandais et Hawai’ien. Mais, la richesse des sites et l’intérêt de l’île sont tels que, malgré les difficultés techniques et une certaine fatigue liée aux conditions de la précédente mission, une seconde mission, « EIAO.2010.2 » a été organisée. La subvention accordée par le Ministère de la Culture du Gouvernement Polynésien était un argument majeur. Objectif : davantage de fouilles sur les sites mis au jour et un travail plus approfondi sur les chaînes opératoires de la fabrication des herminettes. Une masse importante d’informations qui demandera des mois pour son traitement et son analyse.
Michel CHARLEUX