Fara’ura, la vallée des cascades

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Découvrons la jungle des vallées, plus représentative du terrain tropical et des randonnées polynésiennes. Quoi de plus logique que de choisir la plus belle et grandiose des vallées, la Fara’ura et ses quatre grandes cascades ?

À l’époque pré-européenne, les Polynésiens se partageaient le territoire de l’île selon la spécialité de leurs castes respectives et les vallées étaient davantage peuplées que le littoral. Tout a changé avec l’évangélisation de la société polynésienne qui fut initiée par les missionnaires protestants anglais, arrivés en 1797, puis poursuivie et amplifiée par les missionnaires catholiques français à partir de 1815. Le rassemblement des populations autour des églises construites sur les côtes a entrainé un exode des montagnes vers le littoral. Dès la moitié du XIXe siècle, la société s’est réorganisée en privilégiant l’exploitation des ressources de la mer et les cultures maraîchères près du littoral. Seule une poignée de chasseurs de cochons, pêcheurs de chevrettes (petit crustacé d’eau douce) ou encore cueilleurs de fruits continuait à arpenter les montagnes pour des besoins alimentaires.

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Les associations de randonnée ont commencé à revisiter les vallées dans les années 1970. Les trails, des précurseurs « raid Painapo » de Moorea et « raid Transpresqu’île » de Tahiti Iti de la fin des années 1990 aux dizaines de courses en montagne actuelles disputées sur les communes de Tahiti mais aussi dans de nombreuses îles, ont participé au développement des activités de montagne. En 1997, une bande d’amis adhérents de l’association « Te Feti’a o te mau mato » quittèrent la piste qui mène aux célèbres lavatubes pour rejoindre le flanc de la vallée. Le spectacle offrait un panorama sur deux cascades, l’une d’une cinquantaine de mètres surnommée « les jumelles » car se divisant en deux, l’autre de cent quatre-vingt mètres la surplombant. La tentation était trop forte, les passionnés ont ouvert un sentier lors des quatre années qui ont suivi, au flair et avec comme meilleur outil leur coupe-coupe, sabre utilisée pour couper la végétation et se frayer ainsi un chemin dans la forêt tropicale.

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Autrefois, chaque affluent de rivière, chaque cascade, chaque lieu avait un nom. Beaucoup se sont perdus dans la transmission orale polynésienne et suite à l’occidentalisation qui a instauré l’écrit comme outil principal de transmission. Aujourd’hui, on retient notamment sur les cartes, le nom des sommets, des vallées et des fleuves côtiers (en aval du dernier confluent de la vallée, jusqu’à l’embouchure). La Fara’ura (le « pandanus rouge » en tahitien) est le nom de la vallée. La rivière qui s’y écoule se nomme Mahateaho (« régénérer son souffle, se reposer »), un nom qui est illustré par une légende sur la princesse de cette vallée.

Au petit matin, déjà un clin d’œil historique puisqu’à l’embouchure de la Mahateaho se trouve la stèle de Bougainville en l’honneur de son mouillage de neuf jours en 1768 dans cette baie de la cote Est. Nous savons, grâce à la toponymie, que sur cette zone étaient jadis construites des pirogues ou du moins la partie avant de ces bateaux polynésiens appelée pano ’ahuru. C’est ici, au point kilométrique 37,7 sur la commune de Hitia’a o te Rā, qu’il faut quitter la route de ceinture pour rejoindre le départ de la randonnée, un kilomètre au-dessus, au premier gué de la rivière. L’invitation au voyage est déjà très plaisante et accueillante en traversant le petit quartier, aux apparences modestes mais avec, toujours, ces jardins colorés et entretenus ainsi que la légendaire bonne humeur des Polynésiens. Le visiteur est ici le bienvenu, bien que les propriétés du fond de la vallée soient privées, en indivision et pour l’instant inexploitées. Le partage du matériel individuel et collectif et le rituel « briefing » se font aux abords de la rivière. Nous sommes accueillis par une ribambelle de gentils chiens vivant sous la dernière petite cabane d’agriculteurs. C’est ici que la famille Toa plante une quantité impressionnante de fleurs pour les revendre au marché de Papeete.

Vaitopatea, « l’eau blanche/pure qui tombe »

La première étape consiste à atteindre la première cascade, nommée Tapatea par les anciens (ou encore Vaitopatea, « l’eau blanche/pure qui tombe »), à une heure et demie du départ et après avoir franchi huit gués. Les cultures laissent place à une brousse de sensitives (ha’avare pohe), wedelia, lantana, ayant recouvert une ancienne piste. Les pantalons ou chaussettes montantes sont de mise pour ne pas se laisser griffer par ces plantes d’introduction moderne et invasives. En levant la tête, nous pouvons apercevoir quelques ’opuhi, roses de porcelaine, ylang-ylang (moto’i), tulipiers du Gabon, quand le pūrau (arbre indigène et très commun des vallées ayant souvent repris le dessus sur les anciennes habitations des Polynésiens,) se montre généreux en leur laissant une petite place. Enfin et malheureusement, on trouve aussi en abondance le miconia, introduit en 1937 par Harrison Smith, le fondateur du Jardin botanique. Plante la plus invasive en Polynésie française, elle a colonisé, sur l’île de Tahiti, 70 % des terres situées entre zéro et milles deux cents mètres d’altitude. La vallée de la Fara’ura ne fait pas exception… Elle nous accompagnera donc, aux côtés d’arbres, plantes et fougères indigènes, jusqu’à notre but final, le pied de la quatrième cascade de cent quatre-vingt mètres.

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Puis au bout de l’ancienne piste, un tout autre paysage se dévoile : une végétation de vallée, plus verte, plus luxuriante, avec de plus grandes fougères indigènes (nahe, ’ō’aha,mäma’u) des bambous (’ofe) introduits par les Polynésiens pour de nombreuses raisons y compris leur fonction tranchante, comme le verre, que l’on utilisait par exemple pour la circoncision. L’atmosphère de vallée se fait ressentir : on y perçoit davantage l’air de la liberté pour les plantes qui respirent, l’eau qui déferle et jaillit, les oiseaux qui s’y réfugient et nous, les humains, qui accédons au calme et à la sérénité que nous procure Dame Nature. Avant d’atteindre la première cascade, nous rencontrons un énorme rocher plutôt rond, de la taille d’un énorme camion. C’était, selon l’une des légendes de la vallée, la porte d’entrée vers les hauteurs et les villages de la montagne. C’est sur ce rocher que veillait Ha’ura (plus tard rebaptisée Te’ura), la princesse de la vallée, toujours vêtue d’un habit de tapa rouge, couleur du pouvoir et de la royauté. C’est ici qu’elle décidait du sort des guerriers (’aito) venus en courant, à la recherche de bananes et plantins (fē’i), pour faire face à la famine qui régnait en ce temps sur le littoral. Ces hommes devaient « montrer patte blanche » au moyen d’une noix de coco dans laquelle ils versaient de l’eau de mer.

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Ils avaient alors le droit de pénétrer plus loin et plus haut dans la vallée et sur les crêtes. Si l’un d’entre eux osait présenter une noix de coco avec de l’eau douce à l’intérieur, il était voué à être cuit au four tahitien (ahi ma’a) et dévoré par la puissante princesse. Te’ura n’est plus là aujourd’hui. Certains racontent qu’elle fut capturée par une chenille rouge, ayant changé douze fois de grottes, au fur et à mesure qu’elle grandissait. Les lavatubes de Hitia’a o te Rā furent-ils sa dernière demeure ? Nous entrons donc dans la vallée et traversons le confluent le plus important de notre parcours : à droite, un affluent menant au pied d’une cascade de deux cent dix mètres ; à gauche, notre chemin qui conduit, au pied de notre première cascade, de vingt-cinq mètres, la belle et puissante Tapatea ! La légende de cette cascade raconte qu’un jeune homme souhaitait fuir sa mère surnommée par tous « vahine taehae » (femme enragée) en raison de son comportement au sein de sa famille et dans la communauté. Il lui demanda d’aller chercher de l’eau, plus pure à cette cascade. Il perça cependant les calebasses pour tromper sa mère. Le temps que celle-ci s’en aperçoive, ils avaient, lui et sa femme, déjà quitté Tahiti. Folle de rage, elle les rejoignit à la nage. Son fils, déterminé, lui fit alors avaler un gros caillou brûlant du four tahitien qui la fit couler jusqu’au plus profond des abysses. Ce jeune homme devînt un prince important de Raiatea. Certains considèrent que c’était un des premiers membres de la dynastie Tamatoa… C’est l’heure de la première pause baignade, bien méritée, au fond de ce canyon encaissé et aquatique. Les plus téméraires peuvent tenter un saut de six mètres dans sa profonde vasque. C’est aussi la fin du parcours si l’on souhaite venir en famille, car le dénivelé était encore quasi inexistant jusque-là. Une épreuve plus physique va commencer à présent, le but étant de contourner cette première cascade pour rejoindre la deuxième ou directement la troisième. Le sentier, ouvert depuis 1998 puis popularisé ces cinq dernières années, est marqué par « l’érosion humaine », le passage des randonneurs mais aussi de l’eau s’y écoulant en temps de fortes pluies. Il est raide, les marches sont grandes, parfois de la taille d’un homme.

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Plusieurs brins d’aide, des cordes à nœuds placées à demeure par les guides professionnels et associations de randonnée, facilitent la progression. Une petite demi-heure de montée acrobatique permet de rejoindre le point culminant de cette première ascension. À ce moment, la magie de la nature se dévoile : ce panorama sur la troisième et la quatrième cascade reste souvent l’un des plus beaux souvenirs des fervents amateurs de randonnée. Ces majestueuses chutes, semblant tomber du ciel, transpercent cette forêt dense d’un vert multicolore. Juste en face, au-dessus des fameuses « Jumelles », nous apercevons notre lieu de pique-nique. Il faut encore descendre au pied de cette double cascade avant d’entamer la dernière ascension pour la contourner. À nouveau, les marches se montrent très hautes, la boue s’invite parfois jusqu’à nos genoux. À défaut d’arbres, il faut souvent s’accrocher aux racines et utiliser les quatre membres pour progresser. Le deuxième point culminant est atteint, il faut encore longer une dizaine de minutes le flanc de la vallée avant de redescendre sur le lieu de pique-nique : une admirable vue sur tout l’aval de la vallée depuis une étendue de roche dominant les 47 mètres de chute. Comme si cet environnement ne suffisait pas, s’ajoutent à cela deux jacuzzis à 22 °C, dont le plus petit, en forme de baignoire, est à débordement au-dessus du vide (à faire accompagné d’un guide). Frissons garantis !

Une cascade de 180 mètres…

Mais le « clou du spectacle » reste à venir. Il s’agit de faire un aller-retour jusqu’à la base de cette quatrième et dernière cascade, se déversant 180 mètres au-dessus. Au fur et à mesure de la progression, sur le lit glissant de la rivière, la belle et gigantesque chute se dévoile. Tel un rideau qui s’ouvre devant un spectacle unique, les parois du cirque naturel se découvrent et laissent sans voix. C’est le plus souvent dans le silence que cet instant est savouré, intérieurement, par les randonneurs ayant eu le privilège de la rencontrer. Cette cascade devait certainement représenter une divinité, tant sa splendeur séduit tout homme qui vient la contempler. Perpétuelle, fraîche et puissante, elle vient nous caresser les cinq sens et éveille chez certains une spiritualité refoulée. Comme toute déesse, elle peut aussi rugir de toute sa colère, aidée des pluies tropicales. Quand elle est calme, il est possible – et même recommandé – de se baigner dans sa large vasque refroidie par le souffle puissant. Il fait généralement froid et il est difficile de s’y attarder plus d’une demi-heure.

Le soleil et des vasques plus propices au pique-nique nous attendent quelques centaines de mètres en aval. Une fois le goûter englouti, il est toujours possible de s’offrir le luxe d’une sieste, en s’abandonnant sur le basalte chaud, bercé par l’écoulement incessant de l’eau. Le guide sonne le glas. Il est 14 heures, le moment de se remettre en chemin pour une descente plus technique que physique. Comme il est d’usage de se garder de belles surprises pour le retour, nous bifurquons en chemin pour nous rendre au pied de la deuxième cascade, une chute d’eau de trente-cinq mètres en deux temps, avec un bassin à mi-parcours et une gigantesque vasque à sa base. Il suffit de lever les yeux pour apercevoir l’enchaînement des trois dernières cascades de notre randonnée, celles-là même que nous venons de visiter plus tôt dans la journée. Ce paysage, digne du grand film Avatar, est un énième trésor. Il permet de visualiser le parcours accompli et conclut parfaitement l’itinéraire. D’ici, une heure et demie est nécessaire pour le retour par le même sentier qu’à l’aller. Arrivés aux véhicules, alors qu’une glacière fraîche nous attend, il n’est pas rare d’être accueillis par la famille Toa dans leurs champs de ’opuhi et leurs gentils chiens qui semblent friands de partager notre euphorie d’une fin de randonnée heureuse, comme souvent en Polynésie.

Jimmy Leyral

Fara'ura, la vallée des cascades
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