Fasciné par la beauté des images, sensible à la musique, Édouard Deluc est devenu réalisateur par passion des beaux récits. Lorsqu’il rencontre des sujets qui le portent, l’aident à se définir au monde en tant qu’homme comme en tant qu’artiste, il en fait des films. Une ambition à l’origine de Gauguin, Voyage de Tahiti, long-métrage qui fait revivre le peintre maudit lors de son premier séjour à Tahiti du 9 juin 1891 au 4 juin 1892.
D’où est venue l’envie de faire ce film et en quoi Gauguin est-il un personnage de cinéma pour vous ?
Édouard Deluc : Les deux questions sont en effet complètement liées. Le premier mouvement, c’est la lecture de Noa Noa, le carnet de voyage de Gauguin. Ce journal intime est aussi un formidable récit d’aventure émanant d’un homme en quête de lui-même, de sa peinture et certain qu’il a des choses à dire mais que cela ne pourra se faire sous des latitudes civilisées. En marge des clichés qui lui ont été accolés, on y trouve la quintessence de ce personnage, ni un génie, ni un monstre, peut-être les deux, sûrement les deux, mais aussi tellement plus intéressant et complexe lorsqu’on creuse. Gauguin avait une pensée extrêmement raffinée pour saisir des sentiments bruts et revenir à la simplicité. La civilisation a créé la confusion ; alors, il s’efforce de retrouver un fil pour remonter là d’où nous venons. Noa Noa est un récit d’aventure fou, une quête tragique, noble, et qui, en cela, nous parle encore à tous.
Ce qui a justifié le choix de mettre en scène spécifiquement ce premier voyage du peintre à Tahiti ?
Ce voyage cristallise un moment très fort pour lui. Il a atteint un point de rupture avec la civilisation, il sait que c’est maintenant ou jamais. La Polynésie est sous pavillon français depuis une dizaine d’années, le livre de Loti*, aussi, est sorti dix ans plus tôt en 1880… Il est en quête d’une vérité et il pense la découvrir ici. Il a le fantasme de retrouver l’humanité en enfance. Forcément, il sera déçu en arrivant car Papeete s’est déjà métamorphosée en sous-préfecture française, ce qui l’obligera à aller encore plus loin. Mais cette période a la noblesse du premier mouvement avec des enjeux intimes très forts, très concentrés pour lui. Cette période était aussi une porte d’entrée évidente du fait de son importance dans l’histoire de la Polynésie.
Le fait de venir tourner à Tahiti était-il un plus ou une nécessité ?
La question s’est posée, économiquement, car c’est très cher. Mais en réalité, elle ne s’est jamais posée. Quitte à ne pas faire le film… Nous avons résisté collectivement, trouvé des moyens afin que cela coûte moins d’argent. Pour les gens comme pour les paysages, ça devait se tourner ici. Les autres possibilités n’avaient aucun sens. Gauguin était venu rencontrer les Tahitiens, la nature sauvage… C’était une nécessité absolue, il n’y avait pas d’autres endroits possibles.
Entre le Tahiti de la fin du XIXe siècle et celui d’aujourd’hui, avez-vous trouvé des analogies, établi une sorte de continuité ?
S’il y a quelque chose de permanent, ce sont les gens. C’est évident si on prend le temps de les regarder. On peut ne rien avoir à se raconter mais tout partager quand même. On n’a pas à se raconter de balivernes, à se vendre des choses. Il y a un rapport au temps qui n’a pas bougé. On retrouve cela dans les toiles de Gauguin, une infinie sagesse, une infinie sérénité, une immuabilité, une continuité. Les Tahitiens savent être là au présent sans rien attendre de plus qu’être là et présent. Ils offrent un océan de plénitude, de paix, quelque chose qui n’arrive avec personne d’autre. Ça m’a soufflé.
À quoi tiennent, à votre sens, l’attrait et la notoriété dont Tahiti a bénéficié en Occident depuis sa découverte ?
Quand on voit la noblesse de la race, le mode de vie, les paysages incroyables, on imagine sans mal comment les premiers navigateurs ont pu penser découvrir le paradis. D’autant que tout ici fait miroir au monde “civilisé”. Après, je doute qu’il soit possible d’appréhender toute cette profondeur et cette richesse en passant 10 jours côté lagon à Bora Bora, dans une image d’Épinal certes magnifique mais nettement moins intense.
Aujourd’hui on dirait de Gauguin qu’il était un looser en son temps… Est-il devenu un bon ambassadeur de Tahiti et en quoi ?
D’abord, il y avait une aspiration très forte, très noble chez lui à une vraie rencontre. Noa Noa est le plus beau dépliant touristique que l’on ait jamais écrit pour Tahiti. Il a fait voyager des images sublimes et très justes, mais ses écrits, moins connus, sont sublimissimes de simplicité, de limpidité. Il sait très bien parler des Tahitiens, de la lumière, des paysages. Il sublime mais il est aussi réaliste avec une vision documentaire. Il sait que ce monde disparaît en même temps qu’il l’écrit et le peint. Et dans le même temps, il s’accroche à son fantasme… C’est hyper fort. Malgré la défaite, le rapatriement en tant qu’artiste en détresse qui clôturera cette période, c’est une folle déclaration d’amour à Tahiti avec le sentiment d’avoir trouvé sa voie. C’est pour cela qu’il reviendra. Il reste évidemment un ambassadeur génial de Tahiti.
Gauguin est encore une figure polémique ici du fait de certains aspects de sa vie, notamment ses mœurs… Qu’est-ce que cette dimension du personnage vous inspire ?
Ce sont des questions qui ont encore du sens et qu’il ne faut pas éviter de se poser. J’ai étudié de près le personnage et l’on peut effectivement faire un portrait à charge. Mais on peut aussi décider de tracer le portrait d’un homme libre avant tout et en quête de sa vérité. Je trouve que cela reste une vertu, qu’il y a de la noblesse et de la dignité en cela. La fin de sa vie, alors qu’il est seul, pauvre, amer, est clairement moins noble, les choses sont moins jolies, on est bien d’accord. Néanmoins, il me semble bien difficile de plaquer notre morale du XXIe siècle sur la lecture d’une autre époque, avec d’autres mœurs, d’autres valeurs. Et puis ça n’excuse rien, bien sûr, mais Tehura avait choisi… On comprend dans ses écrits. Il y avait une telle profondeur que ça ne pouvait pas seulement être un monstre. C’était juste un homme complexe qui savait qu’il avait un message à porter et qui a tout sacrifié pour cela.
Le mythe de Tahiti s’est construit autour de nombreux clichés, à commencer par celui des longues plages de sable blanc couronnées de cocotiers et baignées d’eaux turquoise. Comment avez-vous abordé ces images imposées ?
Nous avions besoin de plusieurs décors dans le même périmètre. En tenant compte de cette contrainte, j’ai cherché des endroits où la nature était la plus forte, la plus puissante, loin des clichés du lagon, de l’eau turquoise et des cocotiers. C’est sublime une plage de sable noir… En réalité, je n’ai pas cherché à aller contre les clichés touristiques mais plutôt à aller vers la vérité de la Terre, celle qui est chargée d’histoires, de fantômes. J’ai consulté beaucoup d’images d’archives, de vieilles photographies, pour restituer cette puissance de l’environnement et la façon dont elle joue sur les hommes. Nous avons trouvé cela à Tautira, à Mataiea, à la Presqu’île. En fait, c’était un voyage en eaux troubles plus que transparentes…
Quels sentiments vous restent de ce tournage ? De l’accueil des populations ?
J’ai été envoûté. C’est une rencontre comme je n’en connaîtrai pas d’autres. J’ai eu la chance de pouvoir passer en Polynésie trois mois et demi répartis en trois voyages successifs et je me sens marqué à vie, avec l’impression d’avoir touché aux profondeurs de l’âme polynésienne. Ça m’a changé. Comme Vincent. La rencontre avec les Tahitiens l’a transformé. Je me souviendrai notamment toute ma vie de l’accueil de la chorale de Tautira. Indescriptible.
Pourquoi avoir justement choisi Vincent Cassel pour incarner Gauguin ?
Le visage de Vincent s’est imposé très vite à moi. En dehors de l’aspect physique, il y a aussi tous ces liens entre Vincent et Gauguin : ce sont tous les deux des esprits libres, avec de l’animalité, une puissance, un raffinement et en même temps des sentiments très bruts. Dès la sortie de la lecture de Noa Noa la question ne se posait plus en fait. Et pour lui aussi ça a été une évidence.
Beaucoup plus risqué, pourquoi avoir fait le choix de confier le rôle de Tehura, l’amante et muse du peintre, à Tuhei Adams, une jeune femme totalement inexpérimentée en matière de cinéma ?
Le producteur avait prévu de déclencher au besoin un casting américain afin de réduire le risque, mais nous étions d’emblée décidés à aller à la rencontre de ce que Gauguin avait lui-même rencontré. Je cherchais un tableau… Il faut dire que Gauguin décrit tellement bien ce qui émane de Tehura, cette mélancolie, cette paix. Nous nous sommes laissés guider par ses écrits encore une fois. Au deuxième jour du casting quand Tuhei s’est présentée et que nous avons découvert sa densité, ce qu’elle a de profond, de tragique, de lumineux, nous avons su que c’était elle. Tous les acteurs ne sont pas acteurs ; on en tire alors quelque chose de plus vrai. Les capacités à jouer, c’est important, mais c’est la nature de la personne qui transcende les choses.
La Polynésie a bénéficié récemment d’une visibilité extraordinaire grâce au dernier grand Disney, Vaiana, la légende du bout du monde. Un intérêt que l’on retrouve dans votre film et d’autres productions récentes. Pourquoi selon vous ?
Il y a sans doute un mouvement global vers plus de simplicité, un appel à la nature, à l’heure où nos cultures sont de plus en plus sophistiquées, où notre nature se « citadinise ». Il est important de se poser des questions sur nos choix de civilisation. Et nous avons, à ce titre, beaucoup de choses à apprendre de la manière d’être au monde des Polynésiens notamment. Si mon film pouvait modestement contribuer à cela, ce serait magnifique.
*Le Mariage de Loti (Rarahu)
Propos recueillis par Virginie Gillet