Hawaiki Nui Va’a
La chevauchée fantastique des rameurs polynésiens
Autrefois au cœur des activités quotidiennes de la société polynésienne traditionnelle, la pirogue à balancier, va’a en Reo Tahiti, est, aujourd’hui, devenue le sport roi de nos îles. D’une extrême dureté, cette discipline est, avant tout, un combat des athlètes contre leurs limites et contre l’Océan. Evénement sportif le plus important de l’année, la course Hawaiki Nui Va’a réunit une centaine d’équipages de 6 rameurs qui rallient en 3 jours, début novembre, les îles de Huahine, Raiatea, Tahaa et Bora-Bora, sur 128 km de parcours.
Semblable à une armée silencieusement tapie au sommet d’une colline et prête à fondre sur l’ennemi, 504 têtes émergent à quelques centimètres au-dessus de l’eau, alignées comme un seul homme sous un ciel plombé que rehausse le vert intense des palmiers de la pointe de Himo’o sur l’île de Huahine. Il est 7h14 et dans moins d’une minute, le départ de la 23e Hawaiki Nui Va’a sera donné. Le quai de Fare, localité principale de Huahine, est noir d’une foule qui retient son souffle. Soudain, le vrombissement des hélicoptères et des bateaux suiveurs puissamment motorisés est tel qu’on se croirait dans la scène mythique de l’assaut du film Apocalypse Now. La ligne de départ se libère comme une bulle qui éclate, dans les cris d’encouragement, et l’écume jaillit sous les coups de pagaie.
Les 84 V6 (va’a à 6 rameurs) viennent de s’élancer pour cette première étape longue de 44,5 km jusqu’à l’île voisine de Raiatea. Pas de doute, la célèbre Chevauchée des Walkyries tirée d’un opéra de Wagner conviendrait comme bande-son à ce spectacle fascinant, rappelant les départs des prestigieuses courses de voiles telles la route du Rhum ou le Vendée Globe Challenge.
James, le patron-pêcheur qui m’accueille sur son poti marara – puissant canot à moteur typique de Tahiti – pour suivre la course au plus près, met les gaz et commence à slalomer entre les autres bateaux de pêche, les voiliers de croisières, les vedettes et les Zodiacs, dans une houle formée.
Rythme infernal
Déjà, la pirogue de Shell Va’a, le club affichant le plus impressionnant palmarès dans les courses locales et internationales, passe la première bouée et file en direction de la passe Avamo’a, talonnée par ses concurrentes les plus redoutables. Bientôt, c’est toute la horde de ces compétiteurs acharnés qui aura quitté le lagon pour la pleine mer. Durant les quatre prochaines heures, il leur faudra tenir un rythme infernal, à raison de 50, 60 voire 80 coups de rame à la minute, sans céder à la fatigue, aux crampes, à la déshydratation. Avec la régularité d’un métronome, au diapason les uns des autres, ils ne pourront se déconcentrer une seule seconde sous peine de perdre la magique harmonie, fruit de toute une année d’entraînement, qui peut les mener à la victoire.
Qu’il porte les couleurs d’un petit club ou qu’il truste régulièrement les podiums, chaque V6 donnera tout ce qu’il a dans une lutte tant mentale que physique. Car sur l’Hawaiki Nui Va’a, personne ne vient en touriste : c’est sans doute pour cela que la plus dure des course de pirogues est aussi la plus belle. Pourtant, hier, tandis que je déambulais sur le charmant port de Huahine, regardant les enfants plonger dans l’eau turquoise en attendant la pesée des va’a (lestés si leur poids n’atteint pas 150 kilos), j’étais loin de mesurer le caractère héroïque de ces rameurs. Faciles d’accès, souriants et prenant volontiers quelques minutes pour discuter avec les curieux tout en finalisant les derniers préparatifs techniques et administratifs, ils offraient un visage serein.
Dans cette ambiance familiale et festive, au milieu des stands proposant thon cru au lait de coco et brochettes de mahi mahi (nom tahitien de la dorade coryphène), je m’enivrais de toute l’authenticité et la douceur de l’accueil polynésien, sans me douter que ces hommes avenants allaient se révéler d’intraitables guerriers une fois sur l’eau. La cérémonie d’ouverture de la compétition, entre défilés de vahinés fleuries au son des percussions traditionnelles, bénédictions des anciens, et discours des officiels devant un parterre de rameurs solennellement assis sur un tapis de palmes, s’était clôturée par un gargantuesque buffet.
Quelques-uns parmi les plus grands champions tahitiens m’avaient gentiment expliqué le b.a.-ba du va’a. J’avais ainsi appris que les pirogues à balancier, autrefois en bois, étaient désormais en polyester ou en carbone, que les formes des carènes et des rames avaient considérablement évolué depuis quelques décennies dans une constante recherche de performance hydrodynamique, et même mémorisé les termes qui désignent les postes des rameurs.
Le fa’ahoro ou n° 1, plutôt un gros gabarit, donne la cadence et doit être endurant ; le n° 2 se cale sur lui. Les numéros 3 (le tare, capitaine de l’équipe) et 4 sont les moteurs. Les plus petits gabarits sont les numéros 5 et le 6 (le peperu) et dirigent le va’a en utilisant la pagaie comme gouvernail. Mais ce qui m’avait le plus impressionné était que ces athlètes étaient tous amateurs, qu’ils allaient ramer avant d’aller au lycée ou au travail, et ressortaient leur pirogue le soir avant de rentrer chez eux. Tous les week-ends, qu’ils fassent partie des gros team sponsorisés par de grandes entreprises tels Shell, OPT (Office des Postes et Télécommunications), EDT (Électricité de Tahiti), Air Tahiti, ou de clubs aux moyens modestes, ils participaient sans cesse à des compétitions pour s’améliorer. Le niveau des rameurs de l’archipel de la Société est devenu tel que ni les Hawaïens, ni les Néo-Zélandais, ni les Australiens, ni les Californiens ne peuvent tenir la cadence. « L’entrainement est fondamental » m’avait confié Rete Ebb, jeune phénomène du va’a devenu une icône pour sa génération ; « mais le plus important, c’est l’esprit d’équipe. Pour gagner, il faut être en confiance totale, en symbiose avec tes 5 équipiers ».
Effervescence et cris d’encouragements
Un pour tous et tous pour un, voilà le secret. Il faut les voir filer à plus de 7 nœuds (près de 14 km/h), ces mousquetaires du Pacifique, ramant avec régularité et puissance, s’interrompant d’un même mouvement le temps d’un surf sur une déferlante, replonger soudain en cœur leurs pagaies sur le bord opposé… Une mécanique bien huilée, doublée d’une lecture intuitive du plan d’eau et d’un sens aiguisé de la tactique ; une cohésion parfaite entre les corps, les gestes, la pirogue et les éléments. Jamais je n’avais vu, dans un sport collectif, un tel synchronisme. Chahutée sur mon poti marara que frôlent les poissons-volants, je cède à l’effervescence ambiante en hurlant moi aussi des encouragements. La pluie tombe si dru qu’elle réduit fortement la visibilité, au point que certaines pirogues en perdent leur cap ; mais pour une fois, personne ne souffre trop de la chaleur. Et elle n’entame en rien l’accueil délirant qui leur est fait dans le vaste lagon de l’île Raiatea, « l’île fertile et sacrée » des ancêtres, dont le marae Taputapuatea est un des sites cérémoniels les plus importants du Pacifique Sud.
L’étape du lendemain est cruciale et se court dans le lagon qui sépare Raitaea de sa petite sœur Tahaa, île luxuriante célèbre pour sa vanille réputée la meilleure au monde : 26 km de sprint devant d’idylliques motu au sable fin, mais éprouvants pour les nerfs. Les concurrents utilisent les vagues créées par les centaines de bateaux accompagnateurs pour surfer et ainsi gagner du terrain. Comme la veille, c’est EDT qui s’impose devant Hinaraurea, l’équipage de Raiatea, et Paddling Connection, vainqueur de la course l’an dernier.
Ténacité et humilité
Et le lendemain c’est dans l’apothéose d’un soleil radieux que je découvre enfin Bora-Bora au matin de cette dernière journée de course, la plus exigeante avec ses 58,2 km de parcours entre lagon et haute mer depuis Raiatea. « Là, c’est de l’endurance pure, le mental doit être d’acier » me confie Philippe Bernardino, une légende du va’a, aujourd’hui entraineur et constructeur. L’arrivée du peloton sous les hauts reliefs verdoyants et déchiquetés de la « perle du Pacifique » prend dans ce décor une dimension inoubliable. En rejoignant la belle plage de Matira, je découvre les plus beaux bleus que la mer m’ait donné de voir, mais aussi la joie contagieuse des milliers de Polynésiens qui attendent avec impatience leurs 504 héros – car pas un équipage n’a abandonné – massés autour de la ligne d’arrivée, dans leurs bateaux ou dans l’eau jusqu’à la taille. Dans un ultime effort, les pirogues déboulent les unes après les autres, au coude à coude. Vidés, les guerriers peuvent enfin souffler dans les bras de leurs proches tandis qu’on brandit une nuée de micros sous leur nez et que la liesse grandit. EDT, vainqueur des 3 étapes, remporte l’Hawaiki Nui Va’a 2014 devant le club phare de Huahine, Matairea Hoe. Et lorsque, au nom de tous, un prix est remis à l’équipage handisport breton, composé en partie de non-voyants, je comprends alors que dans les îles Sous-le-Vent, ténacité et humilité font la valeur des hommes. Ici plus qu’ailleurs, même si la victoire est jolie, l’important est de participer.
Par Marie Dufay
Le va’a, aussi une histoire de femmes
Durant l’Hawaiki Nui Va’a, les femmes ont leur propre course : la Va’ahine, 24 km à l’intérieur du lagon entre Raiatea et Tahaa, et au-delà de la barrière de corail. La Tahitienne Vaimiti Maoni, 27 ans, championne du monde de va’a à Rio en août 2014, y participait avec son équipe féminine du club Ihilani Va’a. Elle nous raconte le va’a version vahiné.
« Le goût du challenge, je le tiens de ma famille : mon père a été champion du monde de chasse sous-marine, mon oncle 8 fois champion du monde de va’a, tout comme mon frère, 2 fois champion du monde lui aussi… En Polynésie, les filles qui se hissent au meilleur niveau dans les compétitions sont souvent issues de familles où tout le monde rame. Voir tes proches s’entrainer toute l’année, ça finit par te donner envie. Et quand tu te lances, tu peux être sûre qu’ils vont te soutenir inconditionnellement ; entre mon travail dans une banque de Papeete et mes dix heures d’entrainement hebdomadaire, les savoir à mes côtés ça change vraiment tout ».
Première femme de sa famille à ramer, Vaimiti collectionne dès ses 14 ans les médailles sur toutes les courses du circuit international, en V1 (va’a individuel), V6 (va’a à 6) ou V12 (va’a à 12), gagnant même sur l’Hawaiki Nui Va’a en 2011. 2014 est l’année de la consécration, et elle se retrouve systématiquement sur la première marche du podium à tous les championnats, jusqu’à ce beau titre au Brésil.
« En comparaison avec les Californiennes, les Néo-Zélandaises, les Hawaïennes… les Polynésiennes sont peu nombreuses à ramer, mais ce sont elles qui ont le meilleur niveau. On en voit beaucoup s’inscrire dans les clubs à l’adolescence, et on détecte souvent un gros potentiel. Mais quand elles se marient, deviennent mère et débutent leur carrière professionnelle, il devient compliqué de trouver du temps pour les entrainements et les compétitions. Je me bats pour que cela change » explique Doris Hart, première femme à présider la fédération tahitienne de va’a.
Elle qui se souvient avec émotion de sa grand-mère l’emmenant pêcher en va’a, raconte que depuis toujours des femmes se sont illustrées dans les grandes compétitions polynésiennes, aux championnats de France ou du monde, et même aux Jeux Olympiques : Tua Mere, Sylvie Auger, Nicole Clark, Marie-Rose Bohl, Évangélique Tehiva, Hinatea Bernardino… Aujourd’hui, une douzaine de courses féminines majeures se déroulent dans le monde. L’une des plus prestigieuses, la Molokaï, permet à 70 équipages féminins de se mesurer à Hawaï. Aucune Polynésienne ne l’a encore remportée, mais la jolie Vaimiti mettra tout en œuvre en 2015 pour montrer que les vahinés des îles Sous-le-Vent sont autant à craindre que leurs homologues masculins.