Île de Pâques : imprévoyance des hommes ou rigueurs du climat ?

Paysages de l’île de Pâques, Rapa Nui de son nom polynésien. © D. Hazama Alignement de mo’ai, ces fascinantes statues polynésiennes © D. Hazama Sur les pentes du site Te Aheru © M.Horliac Sur les pentes du site Te Aheru © M.HorliacPrélèvement dans les dépôts du lac Rano Aroi. © M.HorliacLes palmiers disparus de l’île de Pâques © M.HorliacLe mûrier à papier, originaire de Chine du Sud, a été introduit par les Polynésiens et leurs ancêtres dans toute l'Océanie jusqu'à l'île de Pâques. © M.HorliacLe toromiro était un arbuste sacré, aimé des sculpteurs. Resté abondant après la disparition de la forêt, les moutons l'ont anéanti à partir de 1869. © M.HorliacFour culinaire pascuan actuel. © M.HorliacLe chercheur Michel Orliac près d’un des colosses du Rano Raraku © B. MalaizéUn rescapé de la flore ancienne, le ngaoho, ici offert par un ami pascuan pour la série de comparaison du muséum national d'Histoire naturelle de Paris. © M. HorliacPrélèvement dans les dépôts du lac Rano Aroi © M. HorliacL’île compte trois lacs mais aucune rivière permanente © D. Hazama Paysages de l’île de Pâques qui fut colonisée par des populations polynésiennes vers la fin du premier millénaire © D. Hazama Le parc national de Rapa Nui est classé au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco © D. Hazama Les célèbres mo’aii, prodigieuses sculptures taillées dans la roche © D. Hazama Au milieu du XVIIe siècle, la forêt pascuane a disparu, un bouleversement entouré de mystères. © D. Hazama
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L’île de Pâques – Rapa Nui de son nom polynésien – est célèbre par son millier de statues géantes. L’histoire de sa population montre aussi comment elle surmonta les épreuves les plus cruelles, dont la disparition de la forêt. Cette dernière fut-elle victime de l’imprévoyance des hommes ou des vicissitudes du climat ? Michel Orliac, un des grands spécialistes mondiaux de l’île de Pâques est parti mener une enquête scientifique sur ce qui demeure l’un des grands mystères de l’histoire polynésienne.

La Polynésie nous enchante, bien sûr, par la douceur de son climat et la beauté de ses paysages. Mais n’oublions pas que c’est aussi la patrie des acteurs de la traversée du Pacifique, ce bond de géant dans l’histoire de l’Homme. La découverte des îles qui parsèment le Grand océan par un peuple ignorant les outils de métal semble presque aussi impossible que de marcher sur la Lune. En effet, les hommes de la préhistoire se sont hasardés très tard sur les flots redoutés : ce n’est qu’à la fin des millions d’années de notre évolution, il y a cinquante mille ans, que cette aventure connut le succès, grâce à des Homo sapiens dont sont issus les Aborigènes d’Australie et les Papous de Nouvelle-Guinée. Mais il n’y a que trois mille ans que les îles de l’ouest du Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Fiji, Tonga…) accueillirent les ancêtres des Mélanésiens et des Polynésiens venus d’Asie du Sud-Est. Le lent mûrissement des connaissances et des techniques avait alors permis de franchir un millier de kilomètres en mer. Cet exploit fut le fruit de la conjonction de multiples talents : construction de grands vaisseaux, connaissance accomplie des vents, des courants et des astres.

La réussite de l’implantation de ces conquérants sur des terres dépourvues de ressources fut surtout le succès du transport et de l’acclimatation, depuis le sud-est de l’Asie puis de l’Amérique, des plantes nourricières à la base de leur économie (arbre à pain, bananier, taro, igname, canne à sucre… patate douce). Il y a mille ans environ, en deux ou trois siècles, les Polynésiens visitèrent ou peuplèrent les milliers d’îles minuscules comprises dans le triangle de sept mille kilomètres de côté formé par Hawaii, la Nouvelle-Zélande et l’île de Pâques. Ils poussèrent même jusqu’à l’Amérique du Sud, d’où ils rapportèrent la patate douce dans leurs îles.

Impact du « Petit Âge glaciaire » ?

 En effet, le XVIIe siècle est caractérisé par une période de changements climatiques planétaires, le “Petit Âge glaciaire”. En Europe, ces perturbations climatiques se manifestent par une baisse importante des températures (la légende rapporte que le roi Louis XIV observa le gel du vin dans son verre à Versailles). En revanche, dans le Pacifique, ses effets sont moins connus. À l’île de Pâques, ils pourraient se manifester par une chute importante de la pluviosité, à l’instar de ce qui a été décrit pour la même période aux îles Galapagos et en Nouvelle-Zélande. De sévères sécheresses ont sévi partout en Polynésie, et les récits de tradition les redoutent bien plus que les cyclones.

L’estimation de la quantité de pluie dans le passé n’est pas chose aisée. Il faut en effet trouver les témoins qui permettent de reconstituer l’histoire des épisodes de sécheresse et de forte précipitation. Si ces changements impriment des traces dans le paysage (fentes de séchage du sol ou ravineaux de ruissellement par exemple), celles-ci sont rapidement effacées par l’érosion. Les indices que nous recherchons sont microscopiques ; rapidement enfouis dans les couches géologiques, ils échappent à toute altération. Ainsi, la surface des feuilles de certains végétaux conserve-t-elle une fine pellicule blanche de cire végétale. Cette cire inaltérable persiste dans les sédiments alors que les autres parties des plantes subissent une dégradation importante. Les caractères des molécules de cette cire (proportion de ses divers isotopes) permettent d’évaluer la quantité d’eau nécessaire au développement des plantes.

Un bon moyen d’estimer l’évolution de l’abondance des pluies du passé, à l’île de Pâques comme ailleurs, conduit donc à prélever des échantillons de sols déposés dans des conditions propices à la conservation des marqueurs de variations environnementales (pollens, cire végétale), d’en faire l’analyse couche par couche et de les dater par le carbone 14.

L’île de Pâques, infiniment solitaire…

C’est alors qu’un petit groupe de Polynésiens s’installa sur l’île de Pâques infiniment solitaire, à des milliers de kilomètres de Tahiti, des Marquises et d’Hawaii. Sur cette île longue de vingt-quatre kilomètres, ils trouvèrent une végétation dense, vieille de plus de 35 000 ans, identifiée par ses pollens (cellules reproductrices mâles des plantes), les empreintes de troncs de palmiers et de leurs racines. Les pollens révèlent la présence des roseaux totora et d’au moins six arbres, dont le Sophora toromiro qui ne pousse qu’à l’île de Pâques.

Contrairement aux pollens microscopiques portés par le vent, des témoins plus fiables renseignent sur la composition de la flore utilisée par les Pascuans : ce sont les branchettes et les brindilles des arbres et arbustes brûlées dans les cuisines pascuanes. L’identification botanique de plusieurs dizaines de milliers de fragments de végétaux carbonisés a ainsi permis d’ajouter treize arbres et arbustes à ceux déjà connus par leurs pollens. Extraits d’une surface de seulement quelques mètres carrés, ces charbons n’offrent qu’une image minimale de la diversité végétale de l’île de Pâques, potentiellement riche d’au moins plusieurs dizaines d’arbres et d’arbustes.

Cette catastrophe se produisit entre la seconde moitié du XVIIe siècle et le passage de Jacob Roggeveen qui, en 1722, décrivit l’île totalement dépourvue d’arbres. L’archéologie montre que pendant cette courte période, les Pascuans remplacèrent le bois par les herbes pour cuire leurs aliments. Pour expliquer cette disparition, certains imaginent les Pascuans parcourant le pays l’herminette à la main pour détruire, on ne sait pourquoi non seulement tous les arbres, mais aussi le moindre des arbustes ! C’est invraisemblable, et ce l’est encore plus pour un peuple de marins, dont tous les projets dépendaient de l’abondance de bois pour construire des bateaux. Invraisemblable pour ces bâtisseurs qui utilisaient des rochers pesant plusieurs tonnes, incroyable pour un peuple de sculpteurs qui déplaçait ses statues colossales sur des dizaines de kilomètres. La raison de cette extinction végétale brutale et massive réside plutôt dans une crise climatique, caractérisée par une dramatique période de sécheresse, longue d’une ou plusieurs décennies.

À la recherche de marqueurs climatiques

Ainsi, la mission d’avril-mai 2017 à l’île de Pâques eut pour objectif la collecte d’échantillons de sédiments garantissant la présence et la préservation de ces marqueurs climatiques. Un des sites de ces recherches fut le lac du Rano Aroi, près du sommet du Terevaka, le plus grand des volcans de l’île. Des sédiments y ont été prélevés sur une colonne haute d’environ 1,5 m. Les études préalables montrent que cette épaisseur couvre les cinq derniers siècles, c’est-à-dire la majeure partie du “Petit Âge glaciaire”.

Par ailleurs, d’autres échantillons ont été recueillis au fond de vastes dépressions naturelles où l’eau stagne périodiquement. Les parois des sondages ouverts dans ces cuvettes présentent une succession de couches dont l’horizontalité prouve qu’elles se sont formées dans l’eau par décantation. Ces sites sont également propices à la conservation des marqueurs climatiques.

Les résultats de cette mission contribueront à expliquer les causes de la disparition des arbres de l’île de Pâques entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Pour la première fois, les analyses apporteront des informations tangibles sur d’éventuels épisodes de sécheresse ou de forte pluviosité. Si nos résultats confirment une diminution importante du volume des pluies au cours du ” Petit Âge glaciaire “, alors sera enfin abandonné le scénario qui tient les insulaires pour responsables de la destruction de la forêt, véritable “écocide” selon certains écologistes. Ainsi s’affirmera une fois encore l’ingéniosité des Pascuans qui s’adaptèrent et survécurent aux modifications les plus dramatiques de leur environnement.

Bruno Malaizé, maître de conférence à l’Université de Bordeaux 1 & Michel Orliac, chargé de recherche au CNRS