Certains le prendraient pour un fou et d’autres pour un aventurier. Jean-Pierre Marquant est les deux à la fois et bien plus encore… Les défis le nourrissent. Dans son livre, Le Coureur d’atolls, il raconte ses aventures en Polynésie française au début des années 1990 à la découverte d’atolls et d’îles hors des sentiers battus.
Atoll de Toau, passe Otugi
La côte sud-est de Toau défile maintenant sur notre bâbord dans la lumière d’une aurore grisonnante. Nous allons la longer vers le nord jusqu’à trouver une belle passe vomissant le fleuve du courant sortant. C’est dans cette dernière que notre ami navigateur et plongeur téméraire Laurent Bourgnon disparut au cours d’une plongée profonde le mercredi 24 juin 2015. Je lui avais dédicacé mon livre Le Coureur d’atolls juste avant son départ. Il était prévenu des dangers de telles passes qui, par courant sortant, peuvent entraîner le plongeur sur plusieurs centaines de mètres… On ne le retrouva jamais. Laurent, pour ceux qui ne le connaissent pas fût plusieurs fois vainqueur de la Route du Rhum. Premier de la Solitaire du Figaro (1988) Vainqueur de Québec-Saint Malo (1992) de la Route du Café (1993) Vainqueur de la transat Jacques Fabre (1997) Record de la Traversée de l’Atlantique en solitaire en 1994 (7 jours 2 h 34 min) etc.
Trois atolls perdus…
Un jour donc, j’apprends par Jean, capitaine d’une petite goélette, qu’il va appareiller pour trois îlots situés loin dans le Nord de Bora Bora. Celui de Bellinghausen n’est desservi que deux fois par an.
Quarante-huit heures plus tard, nous gravissons la planche branlante qui mène au pont encombré de marchandises. Hina, ma vahiné, superbe polynésienne qui a raté d’une marche le titre de miss Raiatea, et son frère Ropati (Robert), ne sont jamais allés là-bas non plus.
Avec le couchage et pas mal de provisions personnelles – car à bord de ces petits caboteurs vous n’êtes pas nourris – j’ai embarqué mon fun board en espérant, si il y a du vent, être le premier à rayer le glacis de ces fabuleux lagons. Positionnés tout à l’avant, sur l’étrave, le vent marin fouettant nos visages ravis, nous regardons Bora Bora grandir lentement.
Malgré sa vétusté, j’aime tout de suite l’ambiance de cette goélette avec sa cheminée obturée par un couvercle qui se lève à chaque expulsion de fumée. Le bruit est doux, presque soyeux… Les dauphins nous accompagnent souplement à la sortie de la passe d’Urepiti sur l’île de Tahaa, juste à côté de la très belle propriété du regretté Joe Dassin. Je l’avais rencontré quelques jours avant sa brutale disparition à Papeete et lui avais proposé une aventure unique dans les Tuamotu, au fin fond de Rangiroa. Encore stressé par un divorce difficile et les pressions de son métier d’artiste, il semblait très heureux de venir avec moi et, une heure avant son décès (arrêt cardiaque), nous avions arrêté tous les détails de l’expédition. Le sort en a malheureusement décidé autrement… J’ai regretté que ce voyage n’ait pas eu lieu plus tôt, car il lui aurait permis d’aller sans doute un peu plus loin sur le chemin de la vie.
Jean-Pierre Marquant est un homme qui aime la vie et la prend à cent à l’heure. Jugez plutôt : une traversée de la vallée de la Mort en Californie en plein été 1966, (deux heures et demie de survie dixit les Rangers) ; la traversée Calvi-Cannes en monoski en 1967 en pleine tempête ; la même année, il fait le trajet Tahiti-Bora Bora, toujours en monoski (300 kilomètres bouclés en 8 heures – Livre des Records) ; en décembre 1977 il établit le record du monde de vitesse en skateboard sur un pied (108 Km/h)…
Il a aussi sillonné les îles polynésiennes dans les années 1990. Une expérience qu’il narre dans son livre Le Coureur d’atolls dont nous livrons ici quelques extraits.
Vahitahi, l’île aux bénitiers
Notre arrivée dans le petit matin qui baigne les rivages de l’atoll de Vahitahi ne semble pas attirer la foule des grands jours. Pas un crabe sur le quai ! Contraste superbe avec les gens de Hao. Ici on se moque de la goélette de ravitaillement. J’en exprime ma surprise au capitaine. « C’est normal, me dit-il, ici les gens sont très renfermés et peu accueillants ». Pour renforcer ce sentiment l’île est réputée dangereuse pour débarquer. Dans l’alignement d’une langue de béton qui s’arrête à une cinquantaine de mètres du récif le pilote doit se faufiler avec son embarcation dans un étroit goulet encombré en son centre par un gros pâté de corail. Les déferlantes cassent et s’engouffrent dans le passage. Notre barreur a jeté un coup d’œil presque indifférent au récif. Il emballe le moteur d’un coup. C’est parti pour le meilleur ou pour le pire. J’adore ces instants où tout peut arriver. Nous sommes partis en surf sur une déferlante qui nous a déposés au sec. Personne à qui dire bonjour !
Mopelia
L’île sort de l’océan en même temps que le soleil. Il faut attendre qu’il soit bien monté dans le ciel avant de pouvoir lancer le moteur à plein régime, afin de passer dans l’étroit goulet de l’unique passe. Celle-ci est face à l’Est. Ce qui gêne considérablement le pilote qui a donc le disque solaire dans les yeux. Elle est profonde et les rives semblent avoir été découpées au laser, tant elles sont rectilignes et abruptes.
Enfin, les tourbillons se calment et nous pénétrons dans un lagon d’une grande beauté.
Près du mouillage, un parc à tortues, fait de gros blocs madréporiques, emprisonne plusieurs grands spécimens… Malgré la réglementation qui définit un quota annuel pour chacune d’elles (50 pour Scilly, 25 pour Mopelia et 25 pour Bellinghausen), le braconnage bat son plein. Les « pêcheurs » viennent à bord de puissants bonitiers et ramènent, de nuit, des bêtes qui sont vendues très cher aux amateurs…
Ici, on en mange midi et soir et même au petit déjeuner, comme en témoigne une énorme marmite où surnagent des morceaux de viande. L’équipage se jette dessus sans retenue.
Vu l’heure matinale, je préfère « goûter » et m’éclipser rapidement avec Hina. Elle vient de convaincre une mamie de nous prêter le seul véhicule de l’île, une moto à gros pneus qui veut bien nous emmener au bout du secteur, sept kilomètres plus loin.
Le temps semble s’être arrêté sur la case « Paradis » et nous sommes Adam et Ève au milieu de cette nature parfaite. J’entraîne ma vahine jusqu’à l’extrême pointe du secteur. Choc de l’œil rencontrant deux cocotiers posés sur une courbe de sable étincelant. L’air est étrangement léger. Marchant comme dans un rêve, nous découvrons bientôt le côté exposé au grand large. On pense avoir atteint l’ultime degré de perfection et puis non… : là, on embrasse d’un coup l’enchevêtrement de plages et de motu, de chenaux peuplés d’oiseaux, jusqu’à la grande barrière, attirante comme un aimant. Main dans la main, nous marchons sans parler. La nature nous offre un lieu magique où les oiseaux passent comme des ombres chinoises dans un cadre idyllique. J’ai eu ce sentiment à Tikehau, mais à un degré moindre de perfection.
De retour au camp, le vent s’est levé et j’ai gréé mon funboard sous les yeux étonnés des autochtones. Départ en waterstart et c’est une autre forme d’émerveillement qui prend la suite. Je navigue sous cinq Beaufort (20 nœuds) sur un lac turquoise et mes neurones partent en feu d’artifice ! J’ai une pensée pour tous les copains véliplanchistes restés à Tahiti. Là-bas, bien que belle, l’eau paraît sale comparée à la pureté et à la transparence que j’ai sous les pieds.
En route pour la découverte de chacun des motu. Je tire des bords sur des allées sous-marines parsemées de pâtés coralliens multicolores, effarouchant au passage poissons aux livrées d’aquarium tropical ou raies paresseuses, posant le pied sur des plages d’une indescriptible beauté.
Dans les mikimiki (buissons au bois très dur), les oisillons se laissent prendre au creux de la main, non sans distribuer quelques coups de bec au passage.
Je remonte sur ma planche pour aller explorer la barrière au fond de l’atoll. Navigation merveilleusement libre, presque intemporelle et qui restera gravée dans ma mémoire comme l’un des plus beaux moments de windsurf de mon existence. J’ai effrayé trois tortues qui ont heureusement sondé au tout dernier moment : je n’aurais pas été à la fête si j’avais cassé ma dérive sur l’une d’elles à plusieurs kilomètres du bord !
Les Robinsons de Tahanea
Le petit Yamaha 9,9 cv tourne comme une horloge et propulse notre expédition à cinq nœuds de moyenne. Le fond de l’atoll étant truffé d’émergences madréporiques, j’ai rallongé la poignée des gaz par un bambou trouvé sur la grève.
Le grand beau temps, nos peaux qui brunissent sous le doux soleil hivernal de juillet, les oiseaux qui viennent nous survoler, l’impression de traverser un aquarium, tant l’eau est transparente, et surtout, la solitude, tout cela nous remplit d’un merveilleux bien-être, total, avec l’excitation de la découverte et de l’aventure à la pointe de l’étrave… Nous sommes arrivés sur un îlot ceint d’une magnifique plage de sable éblouissant qui garde l’empreinte de nos pieds nus. Ramana est parti à la chasse et ramène deux magnifiques poissons-perroquets que l’on va accommoder avec du lait de coco en fin de cuisson : une pure merveille accompagnée d’une petite salade de pourpiers que Nathalie nous prépare, seul apport de chlorophylle sur un atoll… Le lendemain, nous partons à la chasse au varo (squille de mer) c’est l’un des crustacés les plus délicats et gouteux que je connaisse. Nous allons les pêcher avec un hameçon et un appât en les introduisant dans des petits puits que l’animal a creusé. C’est très dangereux de le capturer car il faut mettre vivement la main sur les pinces coupantes comme des rasoirs afin de le bloquer. Les passer à la poêle avec une noisette de beurre et un zeste de citron vert est un grand moment culinaire offert à nos appétits d’ogres.
Après trois semaines de vagabondage, nous sommes revenus à notre point de départ car la goélette doit venir nous récupérer. Le temps s’est brutalement dégradé et le vent a commencé à souffler en tempête. Nous nous sommes terrés sous la bâche qui nous protégeait assez mal des rafales et de la pluie. Quelques heures plus tard, le beau temps était revenu et le bateau put nous récupérer avec tout notre matériel…
Pour Jean-Pierre Marquant, l’atoll, comme l’océan, la montagne ou le désert sont de puissants révélateurs du caractère des hommes.
Librairie
Son livre, Le Coureur d’atolls, est le reflet de cette aventure. Disponible à Tahiti dans toutes les librairies, à l’aéroport et tous les supermarchés.