En juin et juillet, toute la Polynésie vibre au rythme des heiva, ces festivités accordant une large place au ‘ori Tahiti, la danse tahitienne. Mais l’éclat retrouvé de cet art profondément enraciné dans la société traditionnelle polynésienne ne doit pas faire oublier les temps ou la danse était une pratique réprimée. Il fallut attendre le milieu du 20ème siècle pour qu’elle renaisse.
Autrefois, les chants et les danses participaient à la vie religieuse en étant constamment associés aux grands rituels qui rassemblaient, plusieurs fois l’an, les populations autour des grands marae sacrés (par exemple lors de la cérémonie de levée du rahui – les interdit frappant temporairement une ressource animale ou végétale afin de permettre la reconstitution des stocks – et l’ouverture de la récolte). Les danses des guerriers faisaient aussi partie intégrante des manœuvres militaires. Chants et danses étaient également synonymes de fêtes – comme c’est le cas dans nos sociétés modernes – quand ils étaient produits lors des heiva ou divertissements. La danse traditionnelle s’exécutait collectivement. Une particularité intéressante à noter car la plupart des danses occidentales sont organisées autour du couple.
La danse s’intégrait à tous les évènements de la vie sociale qui étaient l’occasion de se réunir : pour accueillir ou dire au revoir, pour honorer ou se divertir. Lors des heiva, les chants et les danses étaient souvent érotiques voire ouvertement sexuels et les observateurs de l’époque, notamment les navigateurs et les missionnaires de la fin du 18ème et du 19ème siècle, ont renoncé à les décrire par pudeur ou indignation…L’appréciation de ces danses est à replacer dans le contexte d’une société aux valeurs et interdits très différents de la nôtre aujourd’hui. A cela, il convient d’ajouter qu’il est difficile de définir la danse à la fin du 18ème siècle, époque du contact avec les occidentaux, puisqu’elle est action et donc difficile à représenter par des croquis ou à comprendre et à interpréter quand elle est décrite.
La Renaissance
La danse sort peu à peu de l’ombre pour s’afficher dans toutes les festivités de la colonie. Dès 1900, la longue robe mission inspirée des tenues des épouses des missionnaires et imposée aux polynésiennes converties s’efface peu à peu. Les épaules et les bras se dénudent. A partir de 1830, les danseurs connus sont souvent d’origine modestes et piliers des lieux de fête en vogue célèbres dans le monde entier. Dans la seconde moitié du 20ème siècle la danse acquiert ses lettres de noblesses en sortant du cadre du divertissement populaire pour devenir un spectacle construit et noble. Cet essor est encouragé par le lancement d’une industrie touristique jusque-là confidentielle suite à l’ouverture de lignes régulières de paquebots de croisières. Mais surtout, la danse renaît dès 1955 sous l’impulsion de deux grandes personnalités Mémé de Montluc et Madeleine Moua.
Mémé de Montluc crée le groupe Arioi qui ne dure, hélas, qu’un an. Institutrice passionnée par la danse, Madeleine Moua, dit Mamie, forme Heiva Tahiti, groupe qui est formé des plus jolies filles, issues pour certaines des grandes familles métisses de Tahiti. Madeleine Moua organise les prestations et établit des règles encore en vigueur aujourd’hui. Elle crée de magnifiques costumes qui valorisent ses chorégraphies basées sur des thèmes légendaires qu’elle recherche inlassablement. Son répertoire s’enrichit et elle structure son orchestre. Cette œuvre de réhabilitation de la danse traditionnelle et la passion qu’elle dispense autour d’elle aboutit à la naissance de plusieurs groupes, la plupart sous la houlette d’anciens danseurs de Heiva Tahiti comme Coco Hotahota, Paulina Morgan, Gilles Hollande, Joseph Uura… Ainsi le groupe Heiva de Madeleine Moua sera le creuset de toute une génération de danseurs et chefs de groupe qui aujourd’hui encore font la richesse du ‘ori Tahiti.
Maison de Danse
Il est certain qu’on pouvait danser partout où l’occasion l’imposait mais il existait de véritables maisons de danse constituées d’une esplanade protégée à une extrémité d’un simple auvent qui abritait les musiciens jouant de deux types d’instrument : du pahu – tambour en bois à membrane en peau de requin battue avec les mains- et du vivo – flûte nasale en bambou -, et recouverte de nattes dans son prolongement à ciel ouvert où évoluaient les danseurs. Les spectateurs se tenaient assis ou debout sur les 3 côtés libres de cette esplanade parfois délimitée par une petite barrière. Les témoignages montrent des danseurs simplement vêtus d’un pareu ou pagne en tapa – étoffe en fibre végétale battue. Par contre le costume des danseuses de hura très élaboré a profondément marqué et inspiré les dessinateurs de l’époque qui en ont réalisé de multiples croquis. Le terme hura s’applique à la fois à une danse spécifique et au costume utilisé pour son accomplissement. Cette danse était exécutée au cours d’évènements majeurs comme le fa’ari’i ou l’accueil de visiteurs de prestige. La déesse Hina en était la grande prêtresse et la source d’inspiration. Les éléments constitutifs du costume sont parmi les plus précieux de l’ancienne civilisation polynésienne (tapa, plumes, cheveux) et confirment le statut de cette danse qui a disparu à partir de 1819.
« Jeux ou divertissements lascifs »
La conversion de Tahiti au christianisme au début du 19ème siècle est rapide et se traduit dès 1819 par le code Pomare, du nom de ce roi tahitien. Imposé par les missionnaires, ce code abroge d’anciennes et mauvaises habitudes « aux tendances immorales » et abolit le tatouage à l’instar de la danse. « Toutes chansons, jeux ou divertissements lascifs sont strictement interdits » édicte t-il. La danse entre dans la clandestinité et disparaît de la vie publique durant 60 ans. Cependant, de nombreux témoignages indiquent qu’elle se pratique la nuit en petit comité et à l’insu des missionnaires et des autorités civiles qui condamnent la ’upa’upa – divertissement avec danse et musique – qui s’accompagne de beuveries qui troublent l’ordre public. Mais à partir de 1881 la danse traditionnelle est autorisée à se manifester modestement à l’occasion de la commémoration de la prise de la Bastille en juillet. La majeure partie des îles formant l’actuelle Polynésie française viennent, en effet, d’être annexées par la France qui décide de célébrer, en grande pompe, sa fête nationale. Ces festivités prennent le nom générique de tiurai. C’est donc avec regret que les missionnaires accompagnent les populations des districts (ancêtres des actuelles communes) de toute l’île à Papeete où elles s’affrontent dans des concours d’activités traditionnelles polynésiennes.
Revendication Identitaire
Les années 1970 – 1980 sont ainsi marquées par les groupes Tiare Tahiti de Paulina Morgan, Temaeva de Coco Hotahota, Tiare Tahiti de Paulette Viénot, Maeva Tahiti de Joel Avaemai, Porinetia de Julien Faatauira, Fetia de Teupoo Temaiana, Tamarii Mahina de Betty Taputuarai,… Les années 1980 – 1990 confirment la suprématie de Temaeva de Coco Hotahota et Iaora Tahiti de Gilles Hollande. Les années 1990 – 2000 voient l’émergence de nouvelle formation tel Heikura Nui de Iriti Hoto, Ahutoru Nui de Teupoo Temaiana, Tamarii Papara de Tonio Iro, Toa Reva de Manouche Lehartel, O Tahiti e de Marguerite Lai, Tamariki Poerani de Makau Foster. Et le mouvement est loin de s’arrêter puisque au début du 3ème millénaire de nouveaux noms s’imposent : Les Grands Ballets de Tahiti de Tumata Robinson, Lorenzo Schmitt et Teiki Villant, puis Nonahere de Matani Kainuku et Manahau de Jean Marie Biret.
La renaissance de la danse tahitienne est stimulée, naturellement, par la revendication identitaire qui émerge nettement à partir des années 1950 et qui accompagne le combat politique de l’homme politique Pouvana’a a O’opa (et l’artiste engagé Henri Hiro plus tard) et la montée en puissance des mouvements autonomistes et indépendantistes. La revendication identitaire qui s’exprime dans la renaissance du tatouage et de la danse, affirme l’identité culturelle polynésienne et conduit à la création entre 1970 et 1980 de l’Académie Tahitienne, la Maison des Jeunes et de la Culture, du Musée de Tahiti et des Iles, du Conservatoire Artistique Territorial et du Centre des Métiers d’Art… A partir de 1980, les arts traditionnels ont une reconnaissance officielle en étant enseignés au Conservatoire et la danse s’épanouit dans les écoles de danse qui se multiplient. On en dénombre plus de 30 aujourd’hui rassemblant plus de 5 000 élèves. Si dans les sociétés développées – qui ne sont plus traditionnelles – la danse est l’art du mouvement, la danse polynésienne est avant tout l’expression d’une culture ancienne, originale et singulière, qui puise aux sources de la mémoire collective et dans son environnement culturel et naturel.
Manouche Lehartel, Muséologue
Musée de Tahiti et des Iles – Te Fare Mahana
Remerciements Spécial à Jean-Claude Soulier
Musée de Tahiti et des Iles – Te Fare Mahana