Porté et pratiqué par les anciens Polynésiens, le tatouage est aujourd’hui assumé, accepté et valorisé par la société contemporaine. Un bond en avant pour un pays qui a vu par le passé la pratique de cet art d’abord interdite puis réprouvée. Maintenant, il est devenu un puissant moyen pour afficher et revendiquer son identité et sa différence.
A l’intérieur du studio de tatouage, une silhouette féminine se dessine, elle est allongée sur un lit ressemblant à ceux utilisés dans les hôpitaux. Dans la pièce, seul un incessant bourdonnement est perceptible. Il provient d’une aiguille, reliée à une machine électrique. Depuis deux heures déjà, Fetia, 26 ans, se fait tatouer le bras par un des plus grands professionnels du pays, Siméon Huuti. La jeune femme est venue terminer un tatouage commencé sept ans plus tôt. « Au départ, il s’agissait simplement d’un bracelet au niveau du bras. Petit à petit, c’est le bras entier puis la main que j’ai voulu tatouer », explique, sourire en coin, Fetia qui semble très bien résister à la douleur. « Les femmes sont plus fortes que les hommes », juge Siméon, le tatoueur, issu d’une grande famille d’artistes originaires de l’archipel des Marquises. Pour Fetia, cette douleur est nécessaire, elle fait partie du processus. « Tu dois mériter ton tatouage, tu dois en être digne, confie la jeune femme. Non seulement tu y mets quelque chose de personnel, mais, en plus, le tatoueur inscrit son art sur toi. C’est quelque chose d’unique que tu dois être fière de porter ! ». À l’instar de Fetia, il est courant aujourd’hui de croiser dans les rues de Tahiti, des jeunes gens se baladant en dévoilant fièrement d’imposants tatouages polynésiens.
Bien au-delà d’un effet de mode, il s’agit avant tout d’une manière de s’exprimer et de s’affirmer. Le tatouage, appelé tatau en reo tahiti, la langue tahitienne, est aujourd’hui une pièce d’identité autant pour la personne qui le porte que pour celle qui le pratique. « On inscrit sur la peau ce que l’on est. Finalement, lorsque tu fais ton tatouage, c’est une recherche d’identité pour montrer qui tu es », admet Fetia qui a notamment choisi les motifs de son tatouage dans un ouvrage de référence appelé Te Patutiki, des termes qui désignent par ailleurs le tatouage marquisien.
En plus des liens familiaux et de ses origines, la jeune femme a souhaité graver sur son corps des motifs représentant la force et le courage, deux vertus d’un guerrier. « Aux Marquises, ce sont les bandes noires qui représentent la force. Fetia a été l’une des premières filles à revenir vers ce type de motifs bien visibles et traditionnels. Et, c’est aujourd’hui devenu l’une de mes signatures », confie Siméon, 36 ans, qui, après des années de pratique, porte un regard avisé sur cette pratique considérée comme un art et fortement valorisée en Polynésie française.
Une revendication identitaire
Le renouveau du tatouage polynésien est finalement assez récent. En effet, il y a quinze ans, se faire tatouer était encore mal perçu dans la société polynésienne. Pour comprendre, il faut remonter au tout début du XIXe siècle. Les missionnaires avec l’accord du roi tahitien Pomare II avaient interdit la pratique du tatouage, pourtant fortement ancrée dans la tradition et la culture polynésiennes. Cette interdiction est restée, inconsciemment et longtemps encore, enracinée dans les mœurs malgré sa levée. Alors que dans les années 80, la Polynésie française vit une véritable revalorisation de sa culture, de sa langue et des arts polynésiens par le biais de personnalités écoutées et respectées, le tatouage polynésien peine pourtant à renaitre de ses cendres. À l’époque, c’est le tatouage occidental qui est à la mode ; les Polynésiens préfèrent à ses motifs, ceux venus d’ailleurs. Ils sont plus faciles à porter car mieux acceptés par la société. Seules quelques figures de la culture polynésienne arrivent finalement à relancer le tatouage polynésien dans sa forme traditionnelle.
Ainsi, les parents des enfants qui aujourd’hui arborent de grands tatouages polynésiens, sont dans l’ensemble peu tatoués. Et quand ils le sont, cela reste discret. « Ma mère a un petit tatouage sur la cheville, et il n’est pas local. Elle ne le montre pas vraiment car elle n’en est pas très fière. Alors que moi, je veux le montrer et je fais en sorte qu’on le voit !», s’amuse Fetia qui revendique ses racines polynésiennes en les portant sur son corps. La jeune femme est « demie » comme on dit en Polynésie française, pour désigner les personnes nées de parents polynésien et étranger, comme cela est le cas pour nombre de Polynésiens de nos jours.
Tout comme Fetia, Vaihere et Heifara, 29 et 27 ans, sont également des Polynésiens avec des origines étrangères : chinoise et américaine. Ces deux frère et sœur ont décidé de se faire tatouer le même motif dans le dos, le long de la colonne vertébrale, pour sceller leur fraternité. Issus d’une famille nombreuse et recomposée, ils sont nés du même père et de la même mère. Ils ont décidé d’inscrire ce lien unique sur leur corps par un tatouage local réalisé par Patu, un tatoueur de talent dont le studio est implanté près de l’aéroport de Faa’a. « C’était important que les motifs viennent de chez nous car nous avons été élevés à la polynésienne. Nous sommes des Polynésiens dans l’âme », explique Heifara avant d’être interrompu par sa sœur aînée. « Le tatouage polynésien est une identité, et de plus en plus nous affirmons notre identité en nous battant pour notre culture, notre art et notre langue », souligne la jeune femme. Employée à la mairie de Papeete, Vaihere n’a pas hésité à mettre en valeur ses tatouages lors de la venue de la ministre de l’Outre-mer sur le fenua (le pays) en mars dernier. « Je me suis fait faire spécialement une robe dos nu pour montrer mon tatouage. C’est une manière de montrer notre culture et notre façon de vivre à cette représentante de l’Etat », confie la jeune femme qui comme danseuse de ori tahiti, la danse tahitienne, s’est fait tatouer pour les « besoins » de son art. La danse polynésienne est aujourd’hui l’un des vecteurs principaux du renouveau du tatouage.
Retour vers la culture
Dans les groupes de danse polynésienne, danseurs et danseuses sont pour la plupart tatoués ; il est d’ailleurs beaucoup plus rare de voir le contraire. « Les deux sont très liés. Le tatouage te donne la force pour danser », explique Siméon, tatoueur mais également danseur depuis l’âge de six ans et chef de troupe du groupe marquisien Taki Toa. À l’instar de ce dernier, un certain nombre de tatoueurs s’investissent dans la danse, un moyen non seulement de se rapprocher de sa culture mais également de perfectionner leur art. « Je faisais beaucoup de dessin, je piquais un peu mais pas professionnellement. Ce sont les danseurs qui m’ont plus ou moins lancé en me demandant de les tatouer », confie Patu qui après des années d’errance dans les rues de Papeete, a décidé de prendre sa vie en main en se rapprochant de son identité et de sa culture. « Dans ce milieu, tu as besoin d’entrer dans la culture, et le tatouage est une manière d’y entrer et de t’identifier », affirme de son côté Mirenda, 29 ans, danseuse du groupe O Tahiti E. La jeune femme qui consacre aujourd’hui sa vie à la danse, s’est fait tatouer la moitié du dos ainsi que l’avant-bras et la main par Tommy, un professionnel de renom de Moorea. « Je veux que mes tatouages se voient lorsque je danse et qu’ils soient en accord avec les mouvements ». Pour le tatouage de l’avant-bras qui se prolonge sur la main, la jeune femme s’est inspirée du mouvement de danse l’aparima : apa désignant les gestes et rima la main. Quant au tatouage du dos, la jolie vahiné a souhaité encadrer l’espadon réalisé dans sa jeunesse, au bas de sa colonne. «Il me complexait lorsque je dansais », confie Mirenda qui a choisi d’inscrire des motifs locaux sur ces tatouages. Un choix qui, au-delà d’une revendication identitaire, est aussi « une façon d’être en cohésion avec une pratique polynésienne. Les danseurs sont ainsi en osmose avec la danse », explique Viri Taimana, le directeur du Centre des Métiers d’Art de Tahiti.
Une œuvre d’art vivante
Un grand nombre de tatoueurs sont passés par cet établissement et ont (re)découvert l’histoire et la culture de leur pays à travers la sculpture, la gravure, le tressage ou bien le dessin. « Viri m’a beaucoup appris notamment sur l’origine et la signification des motifs » confirme Patu, l’un des anciens élèves en sculpture du Centre. Les tatoueurs transposent aujourd’hui cette culture sur le corps de leurs clients devenant ainsi leur œuvre d’art. « Patu a réalisé un magnifique travail sur mon corps », confie Hina, 27 ans, tatouée sur le dos et sur les cuisses, de motifs marquisiens relatant sa vie, ses blessures et ses origines. « C’est un honneur de porter et de représenter son travail ». La jeune femme a présenté son tatouage lors de la convention Polynesia Tatau qui a eu lieu début avril 2015 au Musée de Tahiti et des îles. L’événement, qui rassemble des dizaines de tatoueurs polynésiens et internationaux, a rencontré un engouement certain. Et ce succès ne cesse de grandir depuis la création de cette convention en 2012. En famille, en couple ou seul, le public polynésien et étranger ne manque pas ce rendez-vous annuel, une occasion de rencontrer les tatoueurs, de se faire tatouer et de découvrir les nouvelles tendances. Les présentations des pièces des artistes est l’un des moments phares de la manifestation, le public ayant alors droit à un défilé. « J’ai caché mon tatouage jusqu’au jour J car j’avais envie de surprendre avec la pièce de Patu », explique Hina. Au vu des acclamations lors de son passage, la jeune femme a eu l’effet escompté. Mais la belle vahiné, qui a stupéfait le public par sa beauté et sa grâce, n’est pas la seule à avoir surpris avec son magnifique et imposant tatouage. « Les personnes tatouées considèrent aujourd’hui leur corps comme un volume prêt à être exposé, comme une sculpture vivante », explique Viri Taimana, membre du jury de cette édition. Ces « sculptures vivantes » sont ainsi le reflet du travail des tatoueurs qui ont présenté cette année des pièces à la fois traditionnelles et modernes. « Dans la forme, il y a beaucoup d’innovation, il y a de vrais talents, constate Viri Taimana, mais pour les motifs, on voit beaucoup du traditionnel et particulièrement du marquisien ». Connus et répandus grâce notamment aux travaux de l’ethnologue allemand Karl Von Den Steinen et du couple de chercheurs hawaïens Handy à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, les motifs marquisiens ont toujours eu beaucoup de succès. « Aujourd’hui, on les a beaucoup vus, les tatoueurs ont exploré leur composition, leur déplacement etc. Il faudrait désormais pratiquer les motifs des autres archipels mais aussi innover et en créer de nouveaux », s’enthousiaste Viri Taimana. Pour cet homme de culture, il faut observer son pays et le raconter. « Pourquoi ne pas dessiner nos espèces de poissons ou d’oiseaux ? La culture doit être vivante, on ne doit pas rester enfermer dans un livre ». D’autant qu’aujourd’hui, cette culture est portée, assumée mais aussi revendiquée et acceptée par la société polynésienne.
Le tatouage ancré dans la société
Dans la rue, sur la scène, à la maison ou au travail, le tatouage est omniprésent, visible, regardé voire admiré. « Je me fais souvent arrêter dans la rue, les gens me félicitent pour la beauté du tatouage et me demandent qui l’a fait », explique Fetia qui aujourd’hui ne fait plus attention aux regards observateurs et admiratifs lorsqu’elle se balade dans la ville. Technicienne de laboratoire, la jeune femme, également danseuse de pole dance, n’a jamais été victime de discrimination ou de réflexions déplacées. Pour elle comme pour les autres, être tatouée est finalement quelque chose de normal. « La plupart de nos employés sont tatoués, affirme le chef de service de Fetia, Il est presque bizarre de ne pas l’être ». Une chose encore impensable il y a seulement quinze ans. « Les employés tatoués, on les mettait sur des postes qui n’étaient pas en contact avec le public. Aujourd’hui, cela ne pose pas de problème », explique le directeur d’un supermarché de Punaauia, lui-même tatoué. Gaëlle, 37 ans, l’une des caissières du magasin porte sept tatouages sur les deux bras, sur la jambe gauche jusqu’à sa hanche. Cette mère de famille, originaire des Australes et de la Bretagne, attire la curiosité des clients. « Ils s’arrêtent pour admirer et pour se renseigner sur le tatoueur ! Et parfois, ils me parlent du leur », s’amuse Gaëlle qui apprécie ces moments d’échanges avec la clientèle. En plus d’être admiré, le tatouage polynésien fait aujourd’hui partie intégrante de la société. « À la télévision, des images de tatouage sur des corps entiers ont été diffusées suite à la convention, explique Viri Taimana, en fin observateur. C’était impensable il y a dix ans, c’est nouveau et c’est encourageant pour l’avenir ».
Suliane Favennec

