Dans le monde entier, ils sont en quelque sorte nos ambassadeurs, faisant rayonner la culture polynésienne. Ces créations et œuvres d’arts sont présentes dans les plus grands musées du monde et sont une source permanente d’émerveillement et de questionnement. Dans une série d’articles, nous vous en proposons la découverte en commençant par A’a une extraordinaire et mystérieuse sculpture.
A’a est indiscutablement la plus fameuse sculpture océanienne en bois de tous les temps. Ce chef-d’œuvre de 117 cm fut sculpté vers la fin du XVIIIe siècle sur l’île de Rurutu, dans l’archipel des Australes, en Polynésie française.
L’identification de ce dieu de Rurutu représentée par cette figurine est en débat. Il est représenté en train de créer d’autres dieux ainsi que des hommes. La surface de son corps est couverte par 30 petites figurines, engendrées par lui. Le bois du personnage lui-même est creux, un panneau détachable sur sa partie arrière révèle une cavité qui à l’origine contenait 24 petites figurines finalement retirées et détruites en 1882.
Quelle est cette étrange statuette, d’une exceptionnelle originalité ? L’évangéliste John Williams est l’un des premiers Occidentaux à avoir découvert Aʼa. Lui et son collègue Lancelot Threlkeld (tous deux membres de la Société Missionnaire de Londres, MLS en abrégé) étaient des missionnaires européens résidant sur l’île de Ra’iatea en août 1821 lorsque la statuette fut remise par les Polynésiens à la LMS.
Le Révérend Williams donne de cette journée le récit suivant dans son livre Entreprises Missionnaires, publié en 1837 : « Après une absence d’un peu plus d’un mois, nous eûmes le plaisir d’assister au retour du bateau (à Ra’iatea), chargé de trophées de victoires, de dieux païens pillés dans cette guerre qui ne fit pas couler une seule goutte de sang, et gagnée par le puissant Prince de la Paix… Une réunion fut tenue dans notre grande chapelle, afin de transmettre la délicieuse intelligence à notre peuple, et remercier Dieu du succès avec lequel il avait gracieusement couronné nos premiers efforts pour que soit répandue la connaissance de son nom… Au cours de la soirée, les idoles rejetées furent exhibées au public depuis sa chaire. Une en particulier, Aʼa, le dieu national de Rurutu, excita considérablement l’intérêt ; car, en plus d’être ornée de petits dieux sur sa surface externe, une porte fut découverte dans son dos, dont l’ouverture permit de trouver une cavité remplie d’un grand nombre de petits dieux, pas moins de 24 en furent retirés, l’un après l’autre, et exhibés à la vue du public. On prétend qu’il serait l’ancêtre à l’origine du peuplement de leur île, avant d’être déifié après sa mort. ».
Un peu d’Histoire
Revenons un peu en arrière pour comprendre la situation dans son contexte historique. En 1795 était fondée à Londres la Société Missionnaire. L’année suivante, en 1796, celle-ci commençait à envoyer des représentants dans le Pacifique Sud. En 1818, elle changeait de nom pour devenir la Société Missionnaire de Londres (London Missionary Society ou LMS). Ses responsables proclamaient alors : « nos buts ne sont pas de promouvoir la confession protestante en particulier mais plutôt de propager l’Evangile chrétien parmi les païens, pour les faire passer de l’ombre à la lumière et sauver leurs pauvres âmes ». Un des premiers accomplissements de ces missionnaires fut la destruction publique des idoles polynésiennes, en accord avec le plus influent des chefs tahitiens, Pomare, deuxième du nom. Dans une lettre du 19 février 1816, celui-ci (qui régna de 1803 à 1824, et fraichement converti puisqu’il embrassa le christianisme en 1815) n’hésitait pas à leur conseiller : « Si vous pensez juste, vous pouvez tous les brûler dans le feu, ou, si vous préférez, les envoyer dans votre pays, pour l’instruction des peuples d’Europe, qu’ils puissent satisfaire leur curiosité, et faire connaissance des dieux fous de Tahiti ! ».
«Triomphe sur l’idolâtrie »
Les missionnaires se rendirent compte que, si elles étaient préservées, les idoles de Pomare constitueraient indéniablement la preuve de leur triomphe sur l’idolâtrie. Ils saisirent cette occasion extraordinaire et les expédièrent en Angleterre, accompagnées de la lettre de Pomare II. Ils les présentèrent à Londres, en les mettant particulièrement en valeur lors de la 3e édition de la revue Missionary Sketches, d’octobre 1818. Ainsi qu’il fut rapporté dans cette brochure d’apologie religieuse, la présentation de ces idoles à Londres incita la LMS à encourager leur exposition dans tout le pays à des fins de contemplation « instructive » et aussi… lever des fonds pour soutenir les missions.
En 1821, une série d’établissements missionnaires avaient en effet déjà été créée dans l’ensemble des Îles de la Société, chacun d’eux animé par un ou deux missionnaires, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants. Ceux-ci étaient soutenus dans leur mission par des diacres locaux et des professeurs (récemment convertis), dont le rôle se révéla crucial dans la conversion au christianisme des populations insulaires dans de nombreuses parties du Pacifique. Dès 1817, des chapelles furent érigées, des écoles construites et des textes imprimés puis distribués, provenant en grande partie d’une imprimerie construite à Moorea. Les coûts des missions étaient en partie compensés par les contributions locales d’huile de noix de coco traitée, d’arrow-root (une tubercule médicinale, Maranta arundinaea de son nom scientifique) et d’autres produits expédiés en Angleterre pour y être vendus pour le compte de la Société Missionnaires de Londres. Ces offrandes étaient fortement soutenues par les missionnaires, autant que par les convertis, comme faisant intégralement partie de pratiques religieuses locales.
De l’anonymat à la célébrité
Parmi les idoles envoyées à Londres figurait A’a qui rejoignit la collection de la Société Missionnaire en 1822. Cette statuette fut particulièrement utilisée comme aide visuelle par cette institution pour soutenir ses demandes d’aides. Leurs représentants parcouraient en effet l’Angleterre en parlant de leur travail et en encourageant la population à contribuer au financement de futurs travaux missionnaires. A’a était la preuve de ce que les « païens » étaient ignorants de « la vraie » religion, et que leur culture et leur art devaient être considérés comme « primitifs », selon les critères occidentaux.
En 1890, la LMS prêta un nombre considérable de pièces de sa collection (incluant Aʼa) au British Museum. Le coût de fonctionnement du musée de la Société Missionnaire de Londres ayant mis à rude épreuve ses finances. Le British Museum autorisa vers 1810 l’entreprise Brucciani & Co à tirer des exemplaires à partir d’un moule et commença par des moulages de plâtre dʼAʼa. Puis en 1911, l’original de la statuette lui-même fut vendu au British Museum où il se trouve depuis.
En 1912, le Bishop Museum d’Hawaii en commanda un moulage, ainsi que le Dominion Museum de Wellington, en Nouvelle-Zélande. Après cela, plusieurs autres moulages furent vendus à Chicago, Philadelphie et San-Francisco, à l’Université d’Harvard et à Auckland en Nouvelle-Zélande. Ensuite Roland Penrose (artiste, historien et poète anglais) essentiellement connu pour ses expositions et ouvrages sur le travail de Picasso, acquit un moulage. Dans les années 1950, Picasso vit l’un de ces moulages dans l’atelier de Penrose et en tomba amoureux. Il lui en fallut un et il le commanda.
Le plus grand sculpteur anglais du XXe siècle, Henry Moore, commanda lui aussi un plâtre au début des années 1970, avant de faire réaliser un moulage de bronze. Moore plaça le bronze de A’a dans l’entrée de sa maison, d’où il pouvait être vu depuis son long salon. Il avait le sentiment que A’a était si puissant qu’il était difficile de lui trouver un emplacement approprié dans sa maison.
Enfin, plus récemment, mon amie Hermione Waterfield – auteur bien connue de livres sur l’art – a commandé un moulage de A’a auprès du Département des Moulages du British Museum. Elle en a gentiment fait don aux habitants de Rurutu pour les remercier de l’hospitalité qu’ils lui avaient si généreusement offerte lors de sa visite de l’île en 1983. Elle m’a personnellement indiqué que « les deux douzaines de petits personnages se trouvant sur A’a avaient dû être moulés séparément ».
Laurance Alexander Rudzinoff
Ambassadeur d’Air Tahiti Nui, attaché culturel, écrivain, marchand d’art international et spécialiste de l’art des maitres du XXème siècle. Laurance Rudzinoff considère les anciens objets polynésiens comme de véritables ambassadeurs de nos îles de par leur notoriété et l’intérêt qu’ils soulèvent dans le monde entier. Des qualités et caractéristiques propres à tout ambassadeur. Cet article est le premier d’une série à paraître dans nos prochains numéros dans lesquels Laurance Rudzinoff nous fera découvrir ces ambassadeurs présents dans le monde entier.