Fabriqué à partir de l’écorce de certains arbres, le tapa constitue un élément important du patrimoine culturel des sociétés océaniennes. Objet du quotidien et de prestige c’est en Polynésie que sa technique de fabrication a été perfectionnée comme nulle part ailleurs. Un ouvrage collectif sous la direction de Michel Charleux, ethno-archéologue et spécialiste du tapa vivant à Tahiti, lui est consacrée.
Le tapa a ses origines en Asie du Sud-Est et plus spécifiquement dans la région du Guangxi en Chine du Sud, à la frontière avec l’actuel Viêt Nam. Les plus anciens battoirs en pierre (le battoir est un instrument servant à battre l’écorce dans le cadre de la fabrication du tapa) mis au jour par les fouilles archéologiques datent de 8 000 ans, soit de la période du Néolithique, et ont été découverts dans cette région. Lors du grand mouvement migratoire, commencé il y a au moins 3 000 ans, les hommes d’Asie du Sud-Est ont apporté avec eux leur savoir-faire ancestral dans le Pacifique, jusqu’aux extrêmes sommets du Triangle polynésien, la Nouvelle-Zélande, Hawaï, l’île de Pâques, et fort probablement en Amérique du Sud. C’est ainsi que la présence de tapa est avérée dans ces régions du monde. En Polynésie française, les traditions orales attribuent l’origine du tapa à la déesse Hina, première à avoir battu l’écorce pour en faire un beau tissu blanc. Les fouilles archéologiques menées sur l’île de Huahine, dans l’archipel des îles Sous-le-Vent, ont confirmé l’ancienneté de la présence de tapa en Polynésie, révélant des battoirs en bois datés entre les IXe et XIIIe siècles.
Technique et usage du tapa
Obtenu à partir de fibres végétales, le tapa est une étoffe souple fabriquée à partir de la partie interne de certaines écorces. Elle est battue sur une enclume de façon à entremêler les fibres et obtenir une sorte de feutre. Trois espèces d’arbre étaient utilisées pour la fabrication du tapa : l’arbre à pain ou ’uru (Artocarpus altilis), le mûrier à papier ou aute (Broussonetia papyrifera) et le banyan ou ’ōrā (Ficus prolixa). En Polynésie française, la fabrication de tapa était l’affaire des femmes, à la différence de la Mélanésie où elle incombait aux hommes. Une fois l’arbre abattu, la première étape consistait à séparer la partie interne de l’écorce, ou liber, en grattant la partie externe à l’aide d’une coquille de palourde. Les écorces fermentaient ensuite pendant quelques jours sur une feuille de bananier puis étaient battues sur une enclume en bois ou en pierre comme aux îles Marquises, à l’aide d’un battoir en bois très dur. De section carrée, le battoir en bois de ‘aito (Casuarina equisetifolia) présentait une face avec des rainures larges, et sur les autres faces les rainures étaient de plus en plus fines. L’étoffe était d’abord battue avec la face du battoir présentant les grosses rainures puis ensuite avec les plus fines, atteignant progressivement plusieurs décimètres de largeur. Afin d’obtenir une pièce aux dimensions conséquentes, les bandes de tapa étaient assemblées entre elles grâce à un nouveau battage de manière à faire s’entremêler les fibres. Elles étaient ensuite séchées au soleil, blanchies et parfois décorées. Les plus beaux tapa étaient appréciés pour leur souplesse et leur finesse d’exécution.
De la naissance à la mort, le tapa accompagnait toutes les étapes de la vie. Au quotidien, il servait de vêtement et de linge de maison. Les nouveau-nés étaient enveloppés dans les tapa les plus souples et les plus doux. Les femmes l’utilisaient pour confectionner des päreu (paréos) qu’elles s’enroulaient autour de la taille et les hommes portaient le maro, une bande de tapa passée entre les jambes et nouée autour de la taille. Le tïputa, sorte de chasuble teint et décoré, et le ’ahufara, cape que l’on mettait sur les épaules à la façon d’un châle, étaient fabriqués en tapa (Le Musée de Tahiti et des îles –Te fare Manaha conserve de magnifiques pièces de tïputa et de ‘ahufara). Les pièces de tapa servaient aussi de draps, de couvertures ou de turbans (aux Fidji). Dans les rapports sociaux, le tapa était signe de richesse et de prestige. À l’intérieur du fare (maison), il était exposé sous forme de tenture, cloison ou tapis. Cette pratique est encore d’usage dans certaines zones du Pacifique comme à Wallis-et-Futuna, aux Fidji, Tonga, Samoa et en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Lors des grandes cérémonies sociales et religieuses, on offrait des tapa en signe de reconnaissance et de distinction. Au moment de la mort, le défunt était enveloppé d’un linceul en tapa. Il existait aussi des tapa sacrés, réservés aux tikis présents sur le marae. Ces derniers étaient réalisés par les opu nui, les gardiens du marae.
Le tapa, patrimoine culturel immatériel
Signe de pouvoir et d’autorité, le tapa pouvait faire l’objet d’ornementations particulièrement raffinées. Les plus anciens tapa de Tahiti sont décorés de lignes géométriques et de cercles concentriques. Ailleurs dans le Pacifique, on retrouve ces motifs géométriques aux Fidji, aux Tonga et aux Samoa. Pour la coloration, on utilisait des éléments naturels. Seuls les tapa réservés aux usages domestiques et sociaux étaient décorés, les tapa à vocation religieuse restaient bruts. Aujourd’hui, la technique du tapa est toujours pratiquée aux Tonga, aux Samoa Occidentales, à Fidji, à Wallis-et-Futuna et en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Les Marquisiennes de l’île de Fatuiva continuent à confectionner le tapa parfumé pour leur fille dans le cadre des premières relations sexuelles et réalisent, depuis les années 1960, des tapa aux motifs inspirés des tatouages, très prisés des touristes. Dans le reste des Marquises et en Polynésie française, le tapa n’est plus qu’un lointain souvenir. Les nouvelles règles vestimentaires imposées par les missionnaires au XIXe siècle et l’importation de nouveaux tissus mirent fin à cette pratique ancestrale. Dans le reste du monde, on trouve des tapa en Amérique du Sud, à Madagascar, chez les Baoulés de Côte d’Ivoire et en Ouganda. Depuis 2008, la fabrication des tissus d’écorce en Ouganda est inscrite sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Michel Charleux, ethno-archéologue ayant mené des fouilles en Polynésie, compte mener le projet d’obtention de labellisation par l’Unesco des tapa d’Océanie au titre du Patrimoine culturel immatériel (Intangible Cultural Heritage), à l’instar des tapa d’Ouganda. Il s’agit de montrer que la technique du tapa d’Océanie n’est pas seulement une tradition héritée du passé mais aussi une pratique contemporaine propre à tous les peuples du Pacifique et un lien entre eux.
Le tapa à l’honneur : un livre, une exposition
Très investi dans la connaissance et la culture du tapa, Michel Charleux a mené plusieurs projets autour de ce thème. En novembre 2014, il était le Commissaire général du Festival des tapa, liens culturels d’Océanie qui s’est tenu à Tahiti, réunissant des scientifiques (archéologues, ethnologues, conservateurs de musée, etc.), des passeurs de savoir reconnus experts en la matière et des artistes de Polynésie. De là est venue l’idée d’un livre de recherches consacré au tapa. Pari réussi. L’ouvrage Tapa d’Océanie, de l’écorce à l’étoffe, Art millénaire d’Océanie, de l’Asie du Sud-Est à la Polynésie orientale, sous la direction de Michel Charleux, est sorti en librairie le 6 septembre 2017. Il réunit une soixantaine d’auteurs spécialistes du sujet (scientifiques et experts locaux). Adrienne Kaeppler, anthropologue, conservatrice du département ethnologique d’Océanie au National Museum of Natural History à la Smithsonian Institution à Washington et reconnue comme la spécialiste mondiale du tapa, a accepté de s’associer à ce projet. L’ouvrage traite de la fabrication et des différents usages du tapa de l’Indonésie aux archipels du Pacifique, et met notamment en lumière le travail remarquable effectué par une équipe chilienne pour retracer, grâce à la génétique, le cheminement du mûrier à papier durant les migrations. Une somme de connaissances pour beaucoup inédites. L’ouvrage a été présenté à Paris du 12 au 17 septembre dernier dans le cadre du « Parcours des mondes 2017 », l’incontournable salon international des arts premiers d’Afrique, d’Asie et d’Océanie qui se tient annuellement dans le quartier de Saint Germain-des-Près. Cette année, le salon a mis à l’honneur la Polynésie française et s’est associé au lancement de l’ouvrage, déjà reconnu comme une référence.
Tapa d’Océanie, de l’écorce à l’étoffe, Art millénaire d’Océanie, de l’Asie du Sud-Est à la Polynésie orientale, sous la direction de Michel Charleux, 610 pages, bilingue français-anglais, Somogy éditions d’art, 95 €, disponible à compter du 6 septembre.
Marina Mourrin