Majestueuses, troublantes, imposantes, époustouflantes… Tels sont les qualificatifs qui viennent à l’esprit en croisant Les raies manta. Mais, ce poisson géant et mythique se fait aujourd’hui rare dans nos lagons, de plus en plus perturbés par l’activité humaine. À Bora Bora, célèbre royaume de ces reines menacées, une association se bat pour leur cause…
Comment oublier le petit œil fixe et curieux d’une raie manta cherchant votre regard… Ou encore le ballet aquatique d’un groupe de ces géantes cornues, venues à votre rencontre, pour un échange à la fois intime et timide ? Ces instants magiques sont perçus par tout plongeur comme de précieux cadeaux, des moments de plénitude suspendus entre deux eaux… Les raies manta appartiennent à la grande famille des raies, une lignée supposée issue d’une adaptation du requin à une raréfaction de nourriture halieutique, il y a de cela quelque 60 millions d’années, à l’ère tertiaire. On en recense plus de cinq cents espèces de par le monde, divisées en dix-huit familles toutes différentes de par leur forme, leur habitat et leur mode de vie. La raie manta birostris, de la famille des Mobulidae, rencontrée dans les eaux polynésiennes, est la plus imposante d’entre elles. Elle peut atteindre jusqu’à 6 mètres et peser plus d’une tonne. Sa morphologie atypique est constituée d’une tête soudée au corps aplati en forme de losange, plus large que long, avec des nageoires souples et pointues, lui donnant une silhouette ailée et élégante. Leur dos est brun foncé à noir et leur ventre blanc présente des tâches sombres, dont la disposition unique est la marque de reconnaissance des individus. C’est sa forme unique qui lui a valu le nom de « manta » (« couverture » en espagnol). La raie manta est une vorace mangeuse de plancton et de petits animaux nectoniques (petits poissons) qu’elle avale grâce à sa gueule béante. Elle ne peut s’arrêter de nager, au risque de couler et de s’étouffer. Ainsi, elle se déplace la nuit sur de longues distances, 10 à 20 kilomètres, pour se nourrir. Le matin, elle recherche le soleil et une faible profondeur pour chauffer son dos et augmenter la fermentation du plancton dans l’estomac, facilitant ainsi la digestion.
Un animal mythique et menacé
Est-ce son apparence « cornue », avec ses deux lobes céphaliques, canalisant le plancton vers sa gueule grande ouverte, qui a valu son surnom de « diable des mers » sur tous les océans du globe, ou encore sa taille imposante ? De par le monde, elle a inspiré de nombreuses légendes et mythologies qui la diabolisent. La raie manta a en effet longtemps été crainte par les marins et pêcheurs qui redoutaient qu’elle n’entraîne leur bateau au fond de l’océan. En Polynésie française, on raconte qu’elle empêchait les pêcheurs de perle apnéistes de remonter en surface, les recouvrant de son corps imposant…Aux Tuamotu, certaines légendes lui attribuent même des enlèvements d’enfants et des raies à tête d’enfant font partie de la tradition orale îlienne. Aujourd’hui encore, sous l’eau, les Polynésiens la craignent. Et pourtant, son alimentation à base de plancton et son comportement curieux et pacifique en font un poisson bien inoffensif. Aucun fait vérifié ni témoignage récent n’appuie ces mythes.
Si la raie manta ne représente aucun danger pour l’homme, l’inverse est malheureusement faux : c’est aujourd’hui bien elle qui est menacée par ce dernier. En Asie, elle est pêchée pour le cuir de sa peau et pour la médecine traditionnelle chinoise et la demande d’ailerons et de branchies a élargi les zones de pêche jusqu’en Afrique et au Mexique. Dans d’autres pays du monde aux zones récifales tropicales et sub-tropicales (Australie, Hawaii, Maldives, Polynésie Française), elle souffre de sa popularité qui en fait un des animaux les plus demandés en matière d’observation. Les gouvernements respectifs sont ainsi peu à peu contraints de prendre des mesures afin de réduire la pression touristique nuisible à la tranquillité de l’espèce. Ainsi, Manta birostris est classée comme « quasi menacée » (NT) dans la liste rouge de l’IUCN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature). En Polynésie française, depuis 1998, la capture, l’enlèvement, la destruction, le ramassage, le transport, le colportage, l’utilisation et la commercialisation du tout ou partie d’une raie manta sont strictements interdit. Bien que seul poisson protégé depuis février 2008, par l’inscription dans la classe A des espèces menacées polynésiennes (qui en compte 165), la raie manta ne bénéficie toujours pas de mesures concrètes de préservation de son habitat.
Bora Bora, enjeu de biodiversité
Les raies manta se retrouvent dans les cinq archipels polynésiens (à l’exception de Tahiti et Moorea), mais les plongeurs viennent les observer plus particulièrement à Bora Bora, dans les passes des îles des Tuamotu (Rangiroa, Tikehau, Fakarava) et aux Marquises. Bora Bora, par son activité touristique (plus de 40 000 touristes par an en moyenne) et la richesse de son lagon, est une île emblématique de la menace qui pèse sur manta birostris. C’est en effet en observant l’évolution de leur population dans son lagon mythique, en fonction des fluctuations de l’activité humaine, que l’enjeu de leur protection prend tout son sens. Depuis 2002, Moeava de Rosemont, plongeur caméraman et vice-président de l’association Manta Polynesia Research & Protect, réalise une identification photographique afin d’évaluer la population du lagon de l’île. Il a ainsi observé que la présence des raies manta sur les trois principaux sites de Toopua, la Passe et Anau, est directement liée à l’activité touristique et aux travaux (hôtels et remblais de particuliers) qui s’y déroulent. Ainsi, le site de Toopua a quasiment été déserté depuis la construction d’un hôtel en 2002-2003. Le site de Anau est pour sa part le plus populaire. Fréquenté tant par les voiliers de passage que par les professionnels du tourisme, Anau est un lieu de regroupement pendant la période de reproduction et une station de nettoyage par les poissons labres qui débarrassent les raies de leurs parasites. Elles y sont plus faciles d’approche et par conséquent souvent dérangées par les plongeurs. En juin 2005, l’association a observé la désertion du site de Anau par les manta, vraisemblablement dû à une pression humaine trop forte engendrée par le développement touristique et la construction de deux hôtels à proximité du site.
Depuis 2009, en raison du ralentissement économique et de la baisse de fréquentation touristique, les raies manta sont peu à peu revenues sur la zone. En 2010, il ne resterait qu’une vingtaine d’individus résidents à Bora Bora (contre plus d’une centaine d’individus à la fin des années 80). Leur protection est donc devenu un enjeu écologique et économique. L’avenir de ces attachantes « diablesses » dans nos lagons est aujourd’hui suspendu à des actions concrètes de protection de leur habitat. L’association Manta Polynesia Research & Protect, qui milite depuis 2004 pour la création d’une aire marine protégée (AMP) dans la zone de Anau, ne manque pas d’idées sur le sujet : « Nous préconisons la mise en place de gardes lagonaires assermentés, parlant français, anglais et tahitien, chargés de sensibiliser et de verbaliser si nécessaire. Le financement pourrait se faire par la vente de jetons en nacre, symbolisant une taxe environnementale», explique son vice-président. Ainsi, seule une mobilisation générale, appuyée par une volonté politique ferme, serait susceptible de freiner leur désertion et permettrait d’offrir à ces fragiles reines un royaume digne de leur majesté…
Isa Ozan