L’atoll de Rangiroa est définitivement mon « chez moi ». Il est le deuxième plus grand du monde et le plus vaste de Polynésie française. Son nom signifie « ciel immense » en référence au phénomène qui se produit les jours sans vent lorsque la surface lisse du lagon se fond dans le grand ciel bleu. Le motu principal ne fait que 12 km de longueur et deux cent mètres de largeur. Deux hôtels, quelques pensions de famille et une poignée de petits magasins et restaurants : pour résider ici, il faut soit y être né soit avoir une « connexion » très profonde avec l’océan… Ma passion est justement la vie sous-marine et ma profession consiste à la saisir avec ma caméra.
Cette vie marine est particulièrement foisonnante à proximité des deux passes de l’atoll, des poissons les plus petits aux prédateurs les plus grands. Rangiroa est réputé pour cette abondance et plus particulièrement pour l’observation des espèces de grande taille. Un groupe de grands dauphins (Tursiops truncatus) et un nombre très important de requins gris de récif (Carcharhinus amblyrhynchos), appelés raira en langue tahitienne, sont présents toute l’année. Ce sont les gardiens de la passe de Tiputa. Tamataroa, le grand requin-marteau, patrouille lui aussi dans les fonds de la passe. À la sortie de la passe d’Avatoru, la deuxième de l’atoll, les requins de récif (Carcharinus albimarginatus) ou Tapete en tahitien, rendent souvent visite aux plongeurs au cours de moments spectaculaires.
Des cinéastes de renommée du monde entier
Des cinéastes du monde entier ont fait le long voyage vers cette île au milieu de l’océan Pacifique pour filmer cette faune extraordinaire : Howard Hall, Jean-Michel Cousteau, Luc Besson, Jean-Jacques Mantello… pour n’en citer que quelques-uns. J’ai fait la connaissance de certains d’entre eux. J’ai même eu l’honneur de les accompagner en plongée avec ma petite caméra semi-professionnelle à côté de leurs gros équipements professionnels haute définition et IMAX 3D. J’avoue que je les observais, non sans jalousie. Cependant, leurs calendriers de tournage sont très serrés et bien souvent ils doivent partir bien plus tôt qu’ils ne l’auraient souhaité. Moi, je continue à plonger et replonger, remplissant une myriade de cartes mémoire en quête de la beauté animalière d’une prise meilleure que la précédente et du cliché « parfait ». Je me suis souvent demandé si ma patience serait un jour récompensée.
L’histoire qui suit relate une rencontre avec une espèce que je n’ai pas encore citée : la magnifique raie manta ou fafapiti en tahitien. Je ne veux pas vous ennuyer avec des détails scientifiques mais je vais tout de même vous donner quelques informations avant de vous raconter l’observation très rare que j’ai eu la chance de faire. Il y a deux espèces de raies manta : Manta alfredi et Manta birostris. Toutes les deux appartiennent à la famille des diables de mer (Mobulidae). Rien de diabolique chez ces géants gracieux si ce n’est deux imposants appendices céphaliques pouvant évoquer des cornes. Ces appendices, une fois déployés, forment une sorte d’entonnoir qui guide l’eau riche en plancton vers la bouche puis au travers des branchies. Là, des tissus spongieux retiennent le plancton. Comme le requin baleine, leur cousin et aussi plus grand poisson de la planète, ces raies se nourrissent exclusivement de plancton et sont donc inoffensives.
Manta birostris, la plus grande des deux espèces, peut atteindre une envergure de sept mètres. Elle vagabonde dans les océans en quête des zones riches en plancton mais on l’aperçoit rarement dans nos eaux. La raie manta que l’on observe communément ici est Manta alfredi ou raie manta du récif. Elle peut atteindre une envergure de 5,5 mètres. Elle se rencontre le plus souvent dans les atolls de la Polynésie française. Elle est plutôt territoriale, c’est à dire attachée à un périmètre délimité, et se déplace entre le lagon et l’océan. Les plongeurs la croisent souvent dans les passes des atolls des Tuamotu. Un des meilleurs moyens de les observer est de se rendre sur des sites faisant office de « station de nettoyage ». Là, de tout petits poissons (labres nettoyeurs) proposent leurs services aux raies en se nourrissant de leurs parasites. Un bel exemple de mutualisme : je me nourris de ce qui te gène.
Mais revenons à la rencontre très particulière que je voudrais partager avec vous. C’était en fin d’après-midi le 7 avril 2006 et au cours d’une plongée dite « dérivante » dans l’une des passes qui relient le lagon et l’océan. J’avais débuté ma plongée dans le bleu profond de l’océan pour parvenir à « l’Aquarium » au fil du puissant courant, un site sablonneux du lagon parsemé de patates de corail et peuplé de toutes sortes de poissons tropicaux. Un tourbillon de barracudas m’a accueilli à la mise à l’eau. Je suis ensuite passé au-dessus d’un immense banc de requins gris de récif qui évoluent à l’entrée de la passe, et plusieurs dauphins m’ont salué en sautant hors de l’eau. Cette plongée s’était très bien déroulée et me promettait de belles images. Je dérivais alors à une profondeur de 8 mètres et j’étais prêt à remonter lentement.
Une scène jamais filmée
Soudain, une raie manta me dépassa. Je tentai de la suivre tout en préparant mon appareil, mais elle nageait bien trop vite pour moi, comme si elle était en retard pour un rendez-vous… Une fois de plus, je me sentais comme un escargot qui aurait pris le départ d’une course de chevaux… Malgré l’évolution et le perfectionnement de nos équipements de plongée, nous sommes toujours des poissons de seconde zone… Mais avant que la déception puisse m’envahir, j’aperçu une deuxième raie, plus petite. Elle se tenait face au courant, sans effort et immobile. Elle semblait être l’objectif de ce « rendez-vous ». J’appuyai immédiatement sur le bouton d’enregistrement de ma caméra dans l’espoir de saisir cette fois-ci une bonne image.
Cette raie femelle se déplaça subitement plus vite ; j’eu le sentiment qu’elle s’était rendue compte de la présence de sa congénère. Vous vous demandez probablement comment je distingue une raie mâle d’une raie femelle ! Je dois confesser que je ne le savais pas à ce moment mais… j’en eu l’intuition
Une fois que la femelle eut dépassé le mâle, ce dernier fit demi-tour et la suivit. La femelle accéléra et lui aussi. Tous deux me distancèrent et disparurent de ma vue. J’arrêtai l’enregistrement…
Je venais de faire une longue et magnifique plongée et mon manomètre m’indiquait qu’il était temps de regagner la surface. Je n’avais plus que 40 bars de pression dans ma bouteille je pensais à la Hinano, la célèbre bière tahitienne, qui m’attendait bien au frais dans mon réfrigérateur…
J’étais tout près de faire surface lorsqu’un spectacle merveilleux se déroula devant moi. Je me sentis presque paralysé par sa grâce, mais en même temps je paniquais, les pensées tourbillonnant dans ma tête. « Ne gâchons pas ce moment ! Dois-je me servir du zoom ? Le courant me pousse de plus en plus près de la scène, c’est probablement mieux si je mets l’appareil en autofocus… J’espère que je ne vais pas déranger… Allons-y commençons à enregistrer, enregistrons, maintenant ! »
La caméra tournait déjà quand mes idées redevinrent suffisamment claires pour effectuer les derniers réglages. Comme deux danseurs de flamenco, les raies tourbillonnaient l’une autour de l’autre.
Le mâle se mis contre le dos de sa partenaire pour la séduire. Mais elle n’était pas encore prête et s’efforçait de maintenir ses distances. Ce spectacle était si fascinant que j’avais du mal à garder les yeux sur l’écran de la caméra. J’étais tenté de la lâcher et de me concentrer sur la scène qui se déroulait devant moi. Mais je me rendis compte du caractère exceptionnel du moment. Il se peut qu’une telle scène n’ait jamais été filmée auparavant.
Patience et passion
Le mâle insistait, cherchant la meilleure position. Sa bouche s’ouvrait et se refermait comme s’il luttait pour chaque goulée d’air. Que faisait-il ? Un moment plus tard il fut évident qu’il tentait de mordre l’extrémité de la nageoire de la femelle. Il était tout aussi évident qu’elle n’était pas à son aise car elle tentait de s’enfuir. Leurs tourbillons devenaient de plus en plus violents, et finalement le mâle put accomplir sa mission… La femelle s’abandonna, elle cessa de battre des nageoires. En revanche, le mâle battait des siennes plus rapidement. Avec l’extrémité de la nageoire toujours dans sa bouche, il tira son corps jusqu’à ce qu’ils soient tous deux ventre contre ventre. Il était désormais en bonne position. La femelle resta paralysée, comme en transe, tandis que les mouvements de son partenaire s’intensifiaient. L’union dura environ 30 secondes avant que les deux raies ne se séparent. Le mâle s’enfuit par la gauche, juste devant la caméra, et la femelle sortit du cadre par la droite. Je doute d’avoir une autre chance de filmer une telle scène dans ma carrière, mais qui sait ? Une seule chose est certaine dans la vie, et c’est que rien n’est jamais certain…
Le mantra du cinéaste animalier : Il faut être patient et ne jamais perdre sa passion !
Peter Schneider

