Redouté pour son statut de prédateur, fascinant par sa beauté sauvage, le requin est un poisson qui ne laisse pas insensible. Cet animal est emblématique de la Polynésie française où il occupe une place privilégiée qui va de la culture aux écosystèmes coralliens, en passant par un rôle de plus en plus prépondérant dans un écotourisme de qualité.
Aux temps des origines, dans la mythologie traditionnelle polynésienne, le grand requin bleu Te Ma’o purotu était le requin sacré favori du dieu Ta’aroa, maître des profondeurs marines. Il vivait à Purotu, terre sacrée originelle située dans les profondeurs océaniques qui a donné au bleu profond de l’océan son nom en langue tahitienne. Il avait pour habitude de remonter à la surface et de nager près de la plage pour s’y nourrir d’algues et jouer avec les enfants. Mais un jour, alertés par les dieux de la mer, les humains commencèrent à se méfier du requin apprivoisé de Ta’aroa qui pourrait avoir la mauvaise intention de les dévorer. Au cours d’une traque menée par deux courageux guerriers bien décidés à le tuer, le requin fût blessé puis il donna l’impression d’avoir succombé. C’est alors que soudainement, il se retrouva soulevé dans le ciel par les dieux Ta’aroa et Tū, courroucés par ce sort injuste. C’est ainsi que le requin retrouva la vie sauve dans les eaux sacrées originelles du domaine céleste Te-vai-ora du dieu Tāne, dont il devint le gardien, sous son nouveau nom Fa’arava-i-te-ra’i. Il conserva dès lors aux yeux des hommes un statut tapu (interdit), ce qui signifie qu’il n’était pas consommé et, en vertu des interdits qui planaient sur les noms sacrés, son nom ne devait même pas être prononcé… En revanche, c’est avec un respect empreint de crainte que le terme de Parata était prononcé au XVIIIe siècle pour mentionner les féroces guerriers de l’atoll d’Anaa dans l’archipel des Tuamotu. Ces derniers régnaient sans concession sur les Tuamotu et même sur l’île de Tahiti, à coup d’attaques aussi soudaines que violentes, le plus souvent en profitant de tempêtes qu’ils affrontaient en pirogues sur plusieurs centaines de kilomètres avant de fondre par surprise sur leurs malheureuses victimes. Ils tuaient (et dévoraient souvent) les hommes et ramenaient comme esclaves les femmes et enfants. Ces guerriers sanguinaires avaient hérité de ce surnom qui n’est autre que le nom vernaculaire, c’est à dire en reo Ma’ohi, donné au requin longimane (l’aileron blanc du large, Carcharhinus longimanus). C’est indéniablement par similitude avec le comportement de ce requin réputé pour sa mobilité en haute mer, sa ténacité et son agressivité à l’égard des hommes qui ont le malheur de se retrouver à l’eau après un naufrage. Ces kaito (guerriers) portaient même une armure faite de peau de requin et renforcée par des dents de squale, de même que des couteaux et lances utilisant ces appendices tranchants comme des rasoirs. Un exemple incroyable de convergence comportementale et quasi-esthétique entre l’homme et l’animal…
Animal menacé mais précieux
Si le requin longimane vit toujours dans les eaux polynésiennes, il y est aujourd’hui en voie de disparition comme dans toute l’Océanie. Il est victime d’une surpêche qui vise ses grandes nageoires pectorales et dorsale, très prisées sur le marché de l’Asie du Sud-Est pour alimenter la demande liée au plat prestigieux qu’est la soupe aux ailerons de requin. Cette surpêche découle aussi de prises involontaires, dites « accessoires », de ce magnifique animal sur les milliers d’hameçons des palangres visant le thon. Cette chute inquiétante des stocks, concernant aussi d’autres espèces de squales, a poussé les autorités de la Polynésie française à décréter, dès 2006, une loi de protection d’abord partielle puis totale en 2012 des requins sur son vaste territoire. Toute pêche y est interdite, de même que la commercialisation de produits issus des requins, comme les colliers de dents. L’achat de ces objets, parfois encore à la vente en Polynésie, est un délit. Cet acte courageux et visionnaire de création d’un sanctuaire pour les requins, le tout premier dans le Pacifique, suivi depuis par la Nouvelle-Calédonie et Palau, fait aujourd’hui de la Polynésie un endroit privilégié pour côtoyer ces animaux magnifiques. C’est ainsi que peu de touristes de Moorea ou de Bora-Bora repartent de ces destinations de rêve sans avoir côtoyé le vaki, ce petit requin à pointes noires (C. melanopterus) qui fréquente les lagons polynésiens aux côté des raies pastenagues. Sa nage lascive est souvent entrecoupée de démarrages fulgurants. Mais il est, ne serait-ce que par sa taille modeste, inoffensif pour l’homme. Si ces mêmes touristes sont plongeurs, ils auront le loisir de côtoyer le ’arava, ou requin citron faucille (Negaprion acutidens), qui peut atteindre une taille imposante supérieure à 3 m. Lui aussi est impressionnant mais réserve ses dents acérées pour les poissons. Les rares morsures sont souvent des méprises qui concernent les membres supérieurs, si on a la mauvaise idée de chercher à les nourrir à la main. Le requin citron est aussi présent sur les sites de plongée de Tahiti, notamment à la « vallée Blanche » près de la commune de Faa’a sur l’île de Tahiti. Ici, il est largement dépassé en nombre par des dizaines de vaki, mais aussi par le fameux raira, le requin gris (C. amblyrhynchos), qui est l’hôte privilégié des passes comme à Fakarava sud où il s’organise en un « mur de requins » comptant parfois près de 700 individus.
Si les plongeurs sont chanceux, ils seront impressionnés par la masse et la gueule imposantes du toretore, le requin tigre (Galeocerdo cuvier). Cette espèce est en effet un visiteur régulier de la vallée blanche ; certains individus dépassent souvent 4 m. Ils y sont attirés par le shark feeding, cette pratique de certains clubs de plongée consistant à amener sur le fond une cage contenant des morceaux de poisson dont l’odeur, véhiculée par les courants, attire les squales afin que les plongeurs aient un maximum de chance de les voir, à faible distance. Contrairement aux idées reçues et à condition d’être bien pratiquée, rien ne prouve à ce jour que cette technique engendre un risque particulier pour les plongeurs ou autres usagers de la mer. Si les plongeurs veulent à tout prix observer un autre monstre marin, à savoir tamata roa le grand requin marteau (Sphyrna mokarran), c’est sur l’atoll de Rangiroa qu’ils devront se rendre. C’est en effet ici, en particulier aux abords de la passe de Tiputa, que ce requin majestueux qui arbore une dorsale démesurée en forme de faux, est observé de façon récurrente, avec des pics en décembre et janvier. Il s’agit d’une espèce migratrice pouvant atteindre 5,5 m, dont on ne connait que peu de choses, si ce n’est un appétit vorace pour les raies ou pour des congénères plus petits comme les raira. Une étude devrait prochainement être lancée pour identifier les différents individus d’une année sur l’autre et probablement leur poser des balises satellitaires afin de savoir où ils se rendent en quittant, pour y revenir un an après, l’atoll de Rangiroa dont ils semblent par ailleurs fréquenter l’immense lagon, le deuxième plus grand au monde avec ses 1570 km2. Un tel espace explique probablement la présence exceptionnelle d’animaux qui fréquentent préférentiellement le large. Ce type d’études, menées par le Centre de Recherche Insulaire et Observatoire de l’Environnement (Criobe – CNRS/EPHE/UPVD), est déjà en cours sur les requins tigre de Tahiti et les requins citron ou pointes noires de Moorea. Ces derniers sont étudiés avec une technologie légèrement différente, à savoir basée sur la pose d’un émetteur acoustique sur l’animal et dont les ondes émises régulièrement sont enregistrées par des récepteurs disposés au fond à des endroits propices, sur différentes îles. Les études sur les déplacements des requins sont une composante essentielle de la connaissance de leur écologie. Elles sont combinées à des études génétiques qui évaluent la diversité des gènes au sein des différentes populations de requins, sachant que plus cette diversité est grande, plus de chance aura l’espèce de résister à des stress tels que le prélèvement par la pêche ou la destruction des habitats côtiers qui sont nécessaires au développement des requins juvéniles, en particulier requins citron et pointes noires.
Te ma’o, clé de l’équilibre des écosystèmes coralliens
Si le stress imposé par l’homme à ces poissons est direct dans le domaine de la haute mer à travers la pêche, il est plus insidieux près des côtes où ce sont les aménagements immobiliers ou les carences en traitements des eaux usées qui affectent indirectement les requins, en altérant leur milieu de vie, les lagons et passes. Si la Polynésie peut se targuer d’avoir des densités de requins parmi les plus élevées du Pacifique, voire du monde, la concentration des squales aux abords des zones très anthropisées (c’est à dire où l’environnement est fortement modifié par l’homme) a néanmoins et indéniablement régressé ces dernières décennies. Or, ces animaux jouent un rôle clé pour les écosystèmes marins en général et coralliens en particulier. On connaît leur rôle d’« éboueurs », c’est à dire leur capacité à débarrasser l’écosystème des animaux malades ou morts. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les requins sont de véritables « moteurs de l’évolution » et des « fabricants de biomasse et de diversité ». Ces deux concepts touchent à leur capacité à éliminer, tous les jours, les poissons les plus faibles et les moins bien adaptés, et ce en grandes quantités, qui dépassent de loin celle des poissons morts ou malades. Cette prédation chronique oblige les poissons cibles à se reproduire intensément, plus que si on les laissait tranquilles. C’est ainsi qu’en présence de requins, la biomasse (quantité de protéines représentée par les proies) est bien plus importante qu’en leur absence. Cela peut paraître paradoxal car on pourrait penser que les requins se nourrissant de poissons, moins il y a de requins, plus il y a de poissons ; en réalité c’est l’inverse…
La Polynésie, une destination « requin »
Aujourd’hui, d’autres destinations touristiques apparaissent comme des lieux privilégiés pour l’observation des squales en milieu naturel. Cependant, la Polynésie française, par la diversité des espèces visibles et leur densité préservée grâce à des choix politiques courageux, n’a rien à leur envier et les dépasse même potentiellement ! Elle y est probablement aidée par le fait qu’aucune attaque mortelle par des requins ne s’y est produite depuis plus de 50 ans. Certains y verront sans doute la conséquence d’un respect de l’homme par les requins dès lors que lui-même les respecte, à l’inverse de ce qui se passe dans bien d’autres endroits dans le monde ? Le ministère polynésien du tourisme est conscient de ces atouts. Il a lancé le processus d’encadrement d’un écotourisme basé sur les requins qui répond aux exigences du développement durable, alliant écologie, économie et dimension humaine. Concernant les contraintes écologiques, un encadrement scientifique adéquat est envisagé pour faire en sorte que les pratiques éco touristiques, notamment le shark feeding, n’altèrent pas la biologie ni la résilience des animaux, tout en garantissant la sécurité des visiteurs. Sur le plan économique, des mécanismes financiers novateurs sont envisagés afin que le coût de l’encadrement ne pèse pas sur les finances publiques. Enfin, sur le plan humain, la formation des professionnels et l’adjonction d’une composante culturelle forte, incontournable en Polynésie concernant les requins, devrait permettre le développement d’un écotourisme spécifique à la Polynésie française et unique au monde. Quel autre territoire serait capable à l’échelle planétaire de proposer à des plongeurs passionnés, dans un seul et même voyage, un « shark big five » avec le requin tigre de Tahiti, le requin marteau de Rangiroa, le mur de requins gris de Fakarava, le requin citron de Bora-Bora ? Nous vous laissons choisir le dernier…
Eric Clua & Frédéric Torrente

