La sculpture sur bois a fait la réputation de Ua Huka, île de l’archipel des Marquises. Là, cet art traditionnel ne cesse de renaître et de se réinventer dans les mains de ses artisans. Rencontre.
Un artisan par famille
Pour en savoir plus, il faudra attendre le soir, autour du kaikai (le repas, en langue marquisienne), quand Maurice a troqué la gouge pour la guitare : « Les motifs sont dans ma tête ». Aucun ne saura contredire chez lui ce sens subtil de l’esthétique. Il suffit de regarder les si nombreuses pièces de bois (plats, tiki, casse-têtes…) mais aussi de pierre (pilons), qui ornent dans un joyeux désordre les vitrines du salon, véritable musée privé où Maurice conserve jalousement les plus belles pièces de sa création. Delphine, sa femme, le confirme : jamais il ne vend une sculpture qu’il juge digne, sans en reproduire une copie pour sa galerie personnelle. À eux deux, ils disent tout le peuple de Ua Huka : sculpteur et artisane de renom, soucieux de préserver un patrimoine naturel et culturel, et actifs dans le milieu associatif.
Car à Hokatu, paisible village du littoral établi au cœur d’une cocoteraie, un tiers des 150 habitants pratique aujourd’hui l’artisanat : chaque maison possède son atelier, chaque famille ses artisans, hommes et femmes. On y sculpte, on y grave les noix de coco, on y enfile les graines et on y bat, à l’ancienne, le tapa, ce tissu à base d’écorce végétale, avant d’y dessiner des motifs marquisiens à l’encre noire, 100% naturelle ! Bref, l’artisanat fait plus que jamais partie de la vie de chacun. Et c’est là une longue histoire que, malgré l’heure tardive, Maurice et Delphine ne sont pas avares de conter.
Installé dans son atelier rempli de sciures, Maurice Rootuehine dessine à l’aide d’une gouge les traits du visage de son tiki en bois. Voilà déjà presque une semaine, à raison de cinq ou six heures par jour, qu’il donne vie à sa sculpture à visage humain, si caractéristique de la Polynésie et qui, il n’y a pas si longtemps, se devait de représenter une divinité. Maurice exerce la sculpture depuis de nombreuses années, une activité qui a fait de lui l’un des artisans le plus renommé de Hokatu son village, de son île, Ua Huka, et même bien au-delà.
Ce sont ses pères qui lui ont enseigné les premiers gestes, alors qu’il était encore tout jeune, mais, c’est aussi pour lui un savoir naturel. Maurice nous le confirme entre deux coups de maillet : « J’ai ça dans le sang. Je l’ai toujours su. Les gestes des vieux de mon enfance me sont venus naturellement. » Il utilise les matières offertes par la nature, les essences qu’utilisaient déjà les Anciens, en priorité le tou (noyer d’Océanie, Cordia subcordata) et le miro (bois de rose d’Océanie, Thespesia populnea), des bois nobles, sélectionnés pour leurs caractéristiques exceptionnelles, en termes de densité, de résistance, de veinure et de teinte. Parfois, ce sont des bois plus tendres, comme les acajous ou le bois noir.
Grand cataclysme
Tout commence dans des temps reculés de l’histoire des Hommes. Les Polynésiens qui peuplèrent les Marquises (vers le 8e siècle de notre ère), y développèrent un art sculpté d’une grande subtilité, réservé aux tuhuna, ses maîtres-artisans formés au terme d’une longue initiation et qui possédaient une place singulière au sein d’une société hiérarchisée. Fort d’un mana (« âme – pouvoir »), chaque objet sculpté, parfois gravé de superbes motifs courbes ou angulaires, possédait alors une utilité sociale et religieuse : armes distinguant le guerrier comme les célèbres casse-tête, éventails et btons réservés aux chefs – signes de leur pouvoir – ou tiki qui incarnaient dieux ou personnages divinisés.
L’arrivée et l’installation des Européens aux Marquises au milieu du 19e siècle, constitue un choc sans précédent : la population est décimée (de 100 000 à 2000 âmes en l’espace de 100 ans !) par l’introduction de nouvelles maladies jusqu’alors inconnues, de nouveaux biens qui font des ravages comme l’alcool et les armes qui entretiennent les guerres tribales. Toute la structure sociale s’effondre, la religion ancienne est bannie par l’évangélisation, et tous les objets représentatifs de la société ancestrale sont vidés de leur sens et de leur pouvoir.
La renaissance artisanale
Très vite, la production artisanale se transforme : les rares maîtres-artisans qui survivent vont œuvrer pour répondre à la demande des Occidentaux de passage, émerveillés par ces étranges objets si finement travaillés. Au tournant du 20e siècle, l’art de la sculpture reste une activité très discrète, exercée en marge des activités du quotidien (pêche, culture…) par quelques individus, qui vont pourtant jouer un rôle majeur dans la transmission du savoir, puisqu’ils sont les pères et grands-pères des sculpteurs actuels.
Maurice se souvient du vieux Ioane Teikitohe, venu de Nuku Hiva, autre île de l’archipel, qui taillait à l’herminette le bois et la pierre. En 1965, l’heure est au renouveau, la première association de sculpteurs née à Hane, la filiation est en marche et la réputation de Ua Huka se forge bientôt. Après quelques années passées sur les chantiers du Centre d’Expérimentation du Pacifique, sur l’île de Tahiti, Maurice et Delphine rentrent au pays comme beaucoup d’autres dans les années 1980. Se manifeste alors à eux la volonté de pratiquer l’artisanat de façon plus durable que leurs pères qui le pratiquaient en passe-temps.
Activité économique phare
Aujourd’hui, la sculpture est devenue une activité économique phare à Ua Huka, qui, jusqu’au milieu des années 1980, vivait comme les autres îles de la coprah-culture et ne comptait que quelques sculpteurs sur bois. Sur 500 habitants, une quarantaine sculpte et grave le bois, et chaque famille compte au moins un sculpteur. Devenue plus lucrative, la sculpture attire des jeunes et des moins jeunes d’horizons variés, dont beaucoup reçoivent un apprentissage auprès d’un aîné, même si certains, à Ua Huka, passent par une structure de formation, le Centre des Jeunes Adolescents, pour s’initier à la technique. Les débouchés économiques ? Fini le temps où l’on échangeait sur le quai de la main à la main avec les voyageurs de passage, désormais les sculpteurs travaillent pour des associations et exportent sur l’île de Tahiti. Delphine se rend ainsi deux ou trois fois par an à la capitale, pour représenter son village lors des grandes expositions.
Les sculptures sont aussi écoulées auprès des visiteurs venus en voiliers, en avion, mais surtout, aux passagers du cargo mixte l’Aranui, qui, 16 fois pas an, parcourt les baies des Marquises, avec à son bord le fret de marchandises et ses touristes. Ainsi, Hokatu possède son fare artisanat, dépôt-vente où chacun apporte ses productions, géré par l’association Hanakatahe de Hokatu, qui regroupe une vingtaine d’artisans.
Si tout le monde ne peut en vivre toute l’année, la sculpture est un bon moyen de « garnir notre vie » affirme Maurice, car elle apporte un bon complément pécuniaire aux activités traditionnelles de subsistance : « Ici, on fait l’élevage, la pêche, la chasse, le citron et on sculpte. La Sculpture, c’est un art de vivre ».