Depuis 24 ans se tient dans l’archipel des îles Sous-le-Vent la plus mythique course de pirogues à rames : l’Hawaiki Nui Va’a. Grâce à elle, le monde entier connaît désormais le va’a, cette pirogue à balancier indissociable de la culture polynésienne. À la fois sport national et symbole identitaire, l’ancestral va’a n’en finit pas de fasciner.
Quiconque a déjà assisté à une édition de l’Hawaiki Nui Va’a le sait. Ce qu’il se passe sur l’eau chaque année début novembre au cours de ces 3 jours est tout bonnement incroyable : une centaine d’équipages de 6 rameurs, un parcours d’environ 130 km entre les îles de Huahine, Raiatea, Tahaa et Bora Bora, une horde de bateaux qui accompagnent ces athlètes hors-normes pourtant tous amateurs… Les voir ainsi ramer sans pause et à raison de 50 à 80 coups de pagaie par minute vous fait instantanément comprendre que ces hommes-là ne sont pas faits du même bois que les autres. Dans les compétitions internationales dont la fameuse course de la Molokaï à Hawaï, les Tahitiens accaparent systématiquement les podiums, qu’ils fassent partie des plus grands clubs ou de structures plus modestes. Les Australiens, les Californiens, les Néo-Zélandais, les Hawaïens, les considèrent tout bonnement comme imbattables. Mais quel est donc leur secret ? Gordon Barff, entraineur et formateur au sein de la Fédération Tahitienne de Va’a depuis 2003, amène une première réponse. « À l’aube des années 1980, Tahiti a perdu le Tour de Moorea face à une équipe américaine très entraînée issue du kayak. Puis nous n’avons plus ramené de médailles d’or aux championnats du monde, alors que depuis longtemps nous dominions toutes les courses. ça a été une claque énorme. Avec de grands champions comme Lewis Laughlin ou Philippe Bernardino, nous avons décidé de réagir. Il fallait une vision collective et structurée de ce que le va’a moderne devait être. Nous avons travaillé d’arrache-pied pour que les jeunes rameurs bénéficient d’une vraie formation et de sélections pointues. Les va’a, les rames, les entraînements, le coaching, tout a été revu de fond en comble. Nous devions absolument remporter les championnats du monde à Bora-Bora en 2002. Alors, un peu comme le sélectionneur Aimé Jacquet a fait avec les Bleus en 1998 lors de la Coupe du Monde de Football, nous avons réuni les meilleurs rameurs de chaque club, et la méthode s’est avérée payante. Depuis, les Tahitiens sont de nouveau au sommet ».
Le va’a moderne
Effectivement, depuis 15 ans, parmi les 6 000 licenciés de la Fédération Tahitienne de Va’a dispatchés dans les 200 clubs de l’archipel, certains passent littéralement leur vie sur l’eau pour atteindre le meilleur niveau : au moins 4 heures par jour, sans compter les exercices de « cardio » ou de musculation et la participation aux courses qui se déroulent presque chaque week-end. Aucune des stars du va’a n’est un sportif professionnel : tout le monde prend sur son temps libre pour s’entraîner, en dehors des heures de travail. Le va’a, enseigné depuis les années 1980 à l’école attire les graines de champions, filles et garçons, dès leurs 11 ans . À l’image de Rete Ebb, Vaimiti Maoni, Kevin Ceran Jerusalemy (vainqueur du Super Aito 2015) ou Hinatea Bernardino, la majeure partie d’entre eux ont très souvent un père, un oncle, un frère, qui est lui-même un habitué des podiums : un soutien familial indéniablement précieux, tant moralement que matériellement. Outre la participation aux courses, l’achat d’un va’a est un véritable investissement : de 120 000 Fcfp (1 000 euros) pour un modèle en fibre de polyester à 375 000 Fcfp (3 142 euros) pour un modèle en fibre de carbone. Devenir champion, c’est aussi pouvoir bénéficier d’un sponsoring de la part des constructeurs de va’a et des fabricants d’accessoires.
Fai Va’a est un des constructeurs réputés de Tahiti. De ce chantier installé depuis 2007 dans la vallée de Titioro, près de Papeete, partent chaque mois des containers de va’a en direction de la Nouvelle-Zélande, des États-Unis, de l’Australie, du Japon, d’Hawaï, du Canada et de l’Europe. Mais 80 % de la production est cependant destinée au marché local : les machines de guerre hyper profilées dessinées par Joe Bunton sont plébiscitées par les meilleurs rameurs. On reconnaît immédiatement son « shape », pincé à l’avant. En fibre de verre et résine polyester ou en carbone infusés sous vide, ses modèles de V1 (pirogue individuelle de 7,20 m) ou de V3 (pirogue à 3 de 10,50 m) sont un peu plus lourds que ceux de ses concurrents : la patte de Joe, c’est de privilégier la rigidité à la légèreté. Si chaque concepteur a sa recette et dessine ses va’a de façon empirique, à la main, les procédés de construction sont extrêmement maîtrisés. « La forme des va’a actuelle est quasi-parfaite, explique-t-il, et ne connaîtra pas à l’avenir de modification majeure ».
Aux racines du va’a
C’est en faisant un tour au musée de Tahiti et des îles à Punaauia qu’on prend la pleine mesure de l’évolution architecturale du va’a, depuis que les ancêtres des Polynésiens venus d’Asie colonisèrent il y a 2 000 ans les îles vierges du sud-est du Pacifique. Si les pirogues modernes sont faites de matériaux composites, elles étaient à l’origine – et jusqu’il y a quelques décennies – en bois creusé. Celles qui servirent aux longues navigations étaient à voiles, plus grandes (20-30 m de long), profondes et ventrues, pour pouvoir y charger un maximum de gens, de plantes et d’animaux. Tara Hiquily, responsable des collections ethnographiques au musée et co-auteur du très beau livre Va’a, la pirogue polynésienne, explique : « La pirogue à balancier est présente des îles de Madagascar, Andaman et Nicobar à l’extrême ouest de l’océan Indien, jusqu’aux îles mélanésiennes au sud de l’océan Pacifique, micronésiennes au nord et polynésiennes à l’est. Cette zone du monde a créé le multicoques et le balancier : la pirogue est un concept fantastique, décliné en plusieurs tailles. À l’époque des premiers contacts entre Polynésiens et Européens, le degré de technicité de construction des va’a était très élevé : malheureusement, hormis quelques écrits, plans, objets (voiles, rames etc.) et photos – pour la période plus récente –, il ne reste presque aucune mémoire en Polynésie de ce savoir-faire millénaire. Les dernières pirogues de pêche ont disparu il y a dix ans… mais avec ce qu’il se passe au niveau sportif, je suis presque sûr que ce patrimoine va renaître ».
Si les va’a, dont la construction était très ritualisée, servirent d’abord au déplacement, au peuplement et à la pêche, ils étaient aussi un support de l’organisation sociale, politique et religieuse. On dit d’ailleurs que les âmes repartent vers l’île d’origine sur une pirogue symbolique. Le terme va’a, quant à lui, peut désigner les hommes d’un même clan et leur espace territorial et le vocabulaire de la pirogue (tira, ava’a, to’o…) rappelle celui des différentes parties d’un marae, lieu cérémoniel sacré polynésien.
À la fin du XIXe siècle, les va’a deviennent également des supports de compétition. Même si les Polynésiens ont toujours aimé se mesurer sur l’eau, entre districts ou entre îles, c’est avec le protectorat français, mis en place en 1843, que le concept de course « à l’européenne » fait son apparition. En 1881 naissent les fêtes du Tiurai qui devinrent le fameux Heiva en 1984. Les catégories s’organisent et les pirogues contemporaines accueillent 1, 3, 6, 12, 14 ou 16 rameurs. De fameuses équipes comme celles de Maire Nui, au coup de rame « rapide comme celui des anciens » imprègnent fortement la mémoire collective. À partir de 1975, la construction en polyester se généralise, signant le début d’une ère nouvelle.
Un avenir radieux
Depuis, de nombreuses figures ont marqué l’univers du va’a. Philippe Bernardino en fait partie : depuis ses 13 ans, ce géant adulé par les jeunes générations a tout gagné et a été 6 fois champion du monde. « Il y a eu un tournant quand on a compris qu’en s’entraînant en dehors du lagon, on allait améliorer notre technique. Pour surfer sur la houle avec les va’a et gagner en vitesse, il fallait apprendre à ramer au large ; or, nous commencions les entraînements à 5h et n’avions pas le temps de franchir la barrière de corail avant d’aller au travail. Le jour où nous avons commencé les entraînements à 3h, les Hawaïens n’ont plus réussi à nous battre ! ». Toujours dans un souci d’améliorer la vitesse des va’a, il est le premier à concevoir des V1 en carbone. Puis il conçoit aussi des va’a pour enfants. « J’accueille plein de jeunes en stage dans mon chantier : les débouchés professionnels dans le secteur sont bien concrets désormais ». Devenu entraîneur, il ne cesse de continuer à apprendre, expérimenter, partager, fier de voir que les jeunes reprennent le flambeau.
Albert Moux, PDG de Pacific Petroleum et de Vodafone Tahiti, ne s’y est pas trompé non plus. Il fut le premier chef d’entreprise à investir financièrement pour développer le va’a, mettant à la disposition de ses rameurs un centre d’entrainement haut-de-gamme et près de 30 millions Fcfp annuels pour son fonctionnement. Résultat : son club, Shell Va’a, affiche le plus gros palmarès tant local qu’international. « La pirogue donne des repères aux jeunes. Quand notre club prend sous son aile un rameur au talent prometteur, l’entreprise lui fournit également un travail. Mon rôle n’est pas seulement de leur permettre d’atteindre l’excellence, mais aussi de les aider à construire leur avenir ; parfois je les aide à obtenir un prêt pour une maison, je les pousse à suivre des études ». À l’instar de Shell Va’a, les plus gros clubs comme EDT ou OPT alignent jusqu’à 30 rameurs, mais les petits clubs continuent de créer la surprise, prouvant que les techniques de formation de la Fédération de Va’a ont révolutionné la discipline. Rares sont les petits Tahitiens qui ne rêvent pas de pouvoir un jour participer eux aussi à l’Hawaïki Nui Va’a. Ce n’est plus seulement sur le drapeau polynésien que s’affiche fièrement le va’a : partout dans le monde commencent à se créer des écoles et des courses de pirogues, et l’on parle d’inscrire la discipline aux JO. Le XXIe siècle sera-t-il l’âge d’or de la pirogue à balancier ?