Le film Vaiana, la légende du bout du monde a permis au monde de découvrir une valeureuse navigatrice polynésienne. Un personnage de fiction, certes, mais la réalité n’est guère loin. Par le passé les femmes polynésiennes jouaient un rôle important lors des grandes navigations ; aujourd’hui elles participent activement aux périples effectués à bord des grandes pirogues doubles dans le Pacifique.
Les lumières s’éteignent, des murmures bruissent… l’écran s’illumine… les visages sont tendus vers l’écran et les yeux des enfants pétillent… ça y est : le film commence ! Vaiana apparaît à l’écran et le rêve commence ! Depuis sa sortie sur les écrans en novembre 2016, Vaiana, la légende du bout du monde – Moana aux Etats-Unis et pour la version tahitienne – a battu des records, dépassant ses aînées La Reine des neiges et Raiponce lors de sa première journée en salle. Un mois plus tard, le film dépassait déjà les 600 millions d’entrées, se plaçant d’ores et déjà en quatrième place des plus gros succès de Disney, derrière le Roi Lion, la Reine des Neiges et Zootopie.
Rien d’étonnant à cela car le film rassemble tous les ingrédients qui font le blockbuster : des décors paradisiaques, une technologie de pointe au service de l’histoire, celle d’une héroïne attachante qui nous emmène dans des aventures trépidantes semées d’embûches dans une contrée située au paradis de l’imaginaire populaire, en Polynésie… Mais dans Vaiana, pas d’histoire d’amour, pas de prince charmant en vue, plutôt une quête initiatique sur les traces des anciens Polynésiens. Et c’est bien ce qui fait l’originalité et la modernité de ce film d’animation qui n’a pas fini de faire rêver – et chanter – les petites filles polynésiennes.
Combien de jeunes filles ont rêvé en voyant Vaiana diriger son va’a – pirogue en tahitien – à l’aide de son hoe – pagaie servant de gouvernail – comme les anciens, en découvrant les aventures de cette héroïne indépendante, petite fille espiègle puis jeune femme rebelle, déterminée à sauver son peuple, quitte à briser le tapu interdisant à celui-ci de s’aventurer au-delà du récif ?
L’engouement pour cette héroïne et son histoire est indiscutable ; même dans les îles les plus reculées de Polynésie française, l’on chantonne à l’envi les refrains qui rythment ses aventures, et depuis que les chansons sont sorties en langue tahitienne, la ferveur est encore plus intense. Un succès sans précédent pour un film d’animation grâce à un plan marketing implacable – le film a été traduit en 45 langues dont le tahitien – mais aussi parce que Vaiana titille la fibre sentimentale la plus sensible, celle qui nous relie à notre passé, à nos origines.
1976, ou le renouveau de la navigation traditionnelle
Le 1er mai 1976, dans la baie de Honolua Bay sur l’île de Māui, Hōkūle’a la grande pirogue double hawaiienne s’apprête à appareiller pour Tahiti… L’objectif ? Rallier Tahiti sans instrument moderne de navigation pour prouver que la théorie du peuplement accidentel des îles avancée par le néo-zélandais Andrew Sharp est une erreur, et redonner ainsi leur fierté aux Polynésiens en démontrant que leurs ancêtres étaient de grands navigateurs.
À bord, 13 hommes guidés par Mau Pialug le navigateur de l’île de Satawal dans l’archipel des Carolines, et le capitaine « Kawika » Kapahulehua. Mission accomplie le 4 juin 1976 où Hōkūle’a arrive sous les acclamations des quelques 17 000 personnes venues accueillir leur nouveaux ’aito – héros – dans la rade de Papeete… Alors qu’aucune femme n’avait participé à cette première expédition qui avait duré 34 jours, pour le retour vers Hawai’i, deux femmes se trouvaient à bord : les pionnières Keani Reiner de Kāua’i et Penny Rawlins Martin de Moloka’i. Elles ont montré l’exemple, et préparé la place des femmes à bord de ces pirogues traditionnelles des temps modernes.
Depuis cet exploit, plusieurs pirogues doubles ont été construites dans le but de promouvoir la navigation traditionnelle ; citons pour exemple les pirogues hawaiiennes Makali’i, et Hawai’i Loa, Gaualofa (de Samoa), Haunui et te Matau a Māui (de Nouvelle-Zélande), Marumaruatua (des îles Cook), Uto Ni Yalo (de Fidji), Hinemoana, et bien sûr la pirogue tahitienne Fa’afaite i te ao mā’ohi. À bord, de plus en plus de femmes qui naviguent pour diverses raisons. Nous sommes allés à la rencontre de ces femmes ’ihitai – marins – embarquées sur ces « pirogues-sœurs » qui sillonnent le Pacifique.
Les femmes et la navigation
Dans les ouvrages de référence, on ne trouve pas trace de grandes navigatrices polynésiennes à l’instar des navigateurs mythiques tels Māui, Hiro ou Ta’ihia. Ceci ne signifie nullement que les femmes étaient absentes des grandes expéditions maritimes qui ont abouti au peuplement des îles polynésiennes, ni qu’elles n’avaient qu’un rôle secondaire.
Dans le monde de la navigation traditionnelle, sans doute encore plus à l’époque des grandes migrations, la femme avait certainement toute sa place, non seulement parce que des clans entiers se déplaçaient pour coloniser de nouvelles terres mais aussi parce qu’elles avaient certainement une vraie fonction à bord des grandes pirogues. Sinon, comment expliquer par exemple que la divinité hawaiienne qui veillait sur les constructeurs de pirogues était une femme ? Il s’agissait de Hina-ke-ka – ke ka, tatā en tahitien, désigne une écope –, aussi connue sous le nom de Lea ou Hina-ku-wa’a – wa’a, va’a en tahitien signifie « pirogue »
Par ailleurs, nombreuses sont les légendes polynésiennes qui font état de femmes à la tête de pirogues. C’est le cas de la légende d’un des plus grands navigateurs, Rata ou Laka. Lors du combat de son peuple contre un bénitier géant, il est dit que sa mère a pris la tête de la flotte afin de récupérer les ossements des victimes de ce monstre marin et de les ramener sur leur île.
Ajoutons aussi que la tradition orale attribue à Rū et sa sœur Hina-fa’auru-va’a la découverte des îles. Un chant ancien rappelle que Rū se trouvait à l’arrière de la pirogue, tandis que Hina se tenait à l’avant ; c’est elle qui a vu les premières îles émerger de l’océan, ces îles sous le vent que son frère Rū nomma ensuite Maurua – aujourd’hui Maupiti –, Porapora – Bora Bora –, Taha’a et Havai’i – Ra’iātea. De la même façon, la légende de Kupe, le navigateur qui découvrit Aotearoa – la Nouvelle-Zélande – raconte aussi que sa femme Hine-i-te-aparangi, se trouvait à l’avant de la pirogue et qu’elle fut la première à voir l’île d’Aotearoa.
Le nom de Hina-fa’auru-va’a signifie d’ailleurs que Hina dirigeait la pirogue, qu’elle en était le pilote, ce qui montre bien qu’avoir une femme à un poste important sur une pirogue n’était pas une idée saugrenue pour les anciens Polynésiens, et sans doute aussi, que le rôle des femmes à bord n’était pas négligeable.
À Ra’iātea, une passe portait le nom de Hina et c’est dans cette île qu’elle commença à battre de l’écorce pour en faire du tapa – étoffe végétale. La légende raconte que même si Hina aimait cette île, elle ne perdit jamais son goût pour les voyages, et un soir que la lune était particulièrement belle, elle décida de prendre sa pirogue pour aller la visiter. Sa nouvelle demeure sur la lune lui plut tant qu’elle abandonna sa pirogue et ne revint jamais sur terre. Depuis lors Hina-i-fa’auru-va’a devint Hina-i-a’a-i-te marama ou Hina qui s’établit dans la lune…
À la rencontre des femmes ’ihitai
Hau’oli Smith-Gurtler est l’une d’elles ; véritable « femme de la mer », cette rameuse expérimentée embarque pour la première fois sur Hōkūle’a en 1992 pour le « No Na Mamo Voyage ». Elle confie qu’alors il était difficile pour une femme d’obtenir une place sur la pirogue. Avant les améliorations technologiques apportées à Hōkūle’a, il fallait une force physique certaine pour hisser les voiles, lever une bôme ou manier le gouvernail, et ainsi être acceptée à bord. Une fois à bord, il fallait parfois encore faire la preuve qu’on avait bien mérité sa place : seules s’embarquaient celles qui avaient une résistance physique et mentale à toute épreuve !
Certaines comme Teiratohu d’Aotearoa ont été inspirées en voyant leurs aînés, ou ont été poussées par leur curiosité ; d’autres confient être venues à la navigation « par accident » comme Georgia ou Elizabeth qui, à 68 ans, continue de naviguer et n’a pas l’intention de s’arrêter de sitôt ! D’autres encore, comme Rereahuhete, considèrent la navigation traditionnelle comme un moyen de se reconnecter aux membres de la grande famille polynésienne, aux ancêtres et à une certaine forme de spiritualité.
Un des points communs à toutes les femmes ’ihitai est le sentiment que leur mission dépasse le cadre du va’a, et ceci est certainement encore plus vrai depuis la création de la flotte de 7 pirogues appelée Te mana o te moana. Elles s’impliquent dans leur propre communauté, dans la transmission des savoirs traditionnels tels que la navigation mais aussi et surtout dans la préservation de la culture de manière générale, de l’environnement, et des valeurs qui permettent le bien-vivre en société. Qu’il s’agisse de Ivanancy Vunikura (de Samoa), de Gina Mohi (de Nouvelle-Zélande), d’Agnès Sosoko (de Fidji), ou de leurs seasters – sœurs de la mer –, leur investissement n’a de sens que si leur communauté insulaire est associée à leur démarche.
À Tahiti aussi, la tendance est à la féminisation de l’équipage de Fa’afaite, la seule pirogue double dite traditionnelle de Polynésie française. Pour exemple, du 15 mars au 5 avril, Fa’afaite a fait une tournée aux îles Australes pour promouvoir la protection de l’océan et la bonne gestion des ressources marines. Six ’ihitai ont fait la totalité du voyage, soit 3 semaines de navigation ; 3 femmes en faisaient partie, et sur les 15 membres d’équipage de retour 8 étaient des femmes. Trois femmes ’ihitai – Moeata Galenon, Fatiarau Samon et India Tabellini – ont d’ailleurs déjà entamé une formation pour devenir capitaines et appellent de leurs vœux l’adhésion de nouvelles recrues. Indéniablement, de plus en plus de Tahitiennes s’intéressent à la pirogue, se forment comme elles le peuvent et font des émules ; avis aux amateurs !
À l’heure où la rédaction de cet article s’achève, Hōkūle’a se prépare à boucler son tour du monde de trois ans. Pour son voyage de retour elle sera accompagnée de deux autres pirogues : Hikianalia, sa sœur hawaiienne, et Fa’afaite. Hikianalia est arrivée à Papeete le 12 avril en provenance des îles Marquises sous le commandement d’une jeune femme, Kala, fille du navigateur Kālepa Baybayan. Elle sera sûrement une nouvelle fois capitaine de cette pirogue pour le retour vers Hawai’i. Quant à Hōkūle’a, une certitude : deux femmes seront aux postes les plus importants : Pomaikalani Bertelmann en sera capitaine et la navigatrice sera Kai’ulani Murphy.
Keani, Penny, Pomaikalani, Hau’oli, Ka’iulani, Kala, et toutes les autres, soyez ici remerciées pour ce que vous avez fait, ce que vous faites encore, afin que les femmes aient leur place à bord, auprès des hommes, comme le balancier ne saurait manquer à la pirogue !
Sources :
Teuira Henry, Ancient Tahiti
Edward Tregear, The Maori-Polynesian comparative dictionary
Colin Richards, The Substance of Polynesian Voyaging
Ben Finney, Richard Rhodes, Paul Frost and Nainoa Thompson, Wait for the west wind
http://archive.hokulea.com